Bon allez… Je sors un peu de ma torpeur pour y aller également pour ma petite note personnelle sur le plus beau marronnier de l'année : le changement d'année. Et c'est parti pour quelques considérations fluctuantes sur le temps qui passe et qui ne revient pas, le temps qui arrive mais qui n'est pas encore là, l'état de l'encyclopédie à l'intant t, ses perspectives à l'instant t' etc. etc.
Je ne vais pas m'amuser à faire le bilan de l'année. Pierrot et Tony s'en sont déjà très bien chargés. Je ne partage pas tous leurs points-de-vue, mais je ne vois rien à redire au tableau général. Non, je vais profiter de ce passage à l'an 2012 après l'anniversaire de quatre ans de Jésus de Nazareth (probablement fêté en famille, dans une simple bâtisse d’Égypte romaine) pour faire un petit point d'histoire wikipédienne.
Wikipédia a 10 ans et bientôt 11 ans. La rondeur apparente du chiffre signifie bien plus qu'un simple symbolisme. Elle signale une sorte d'installation sociale, certes pas définitive (rien ne persiste en ce bas-monde) mais durable. Quoiqu'en disent les Alithia et autres Wikibusters, le projet a tenu bon et n'a cessé de grandir à la fois en taille et en qualité. Il fait partie intégrante de la vie quotidienne de milliers de contributeurs et de millions de lecteurs. Il a investi la société tout entière, au point de poser, parfois, des problèmes de réflexivité : Wikipédia ne peut se citer elle-même, mais en même temps, si elle tient à être objective, elle ne peut méconnaître son impact propre (cas typique : doit-on citer la PDD de Jimmy Wales dans l'article sur le SOPA ?).
Bref, on se retrouve avec quelque chose de phénoménal au sens propre : on peine à le comprendre et encore plus à le diriger. Wikipédia marche toute seule, telle une autocatalyse permanente, suscitant sans cesse ses nouvelles règles et techniques, sans mener vers un but préconçu. Prétendre synthétiser ce développement sans finalité paraît absurde. Et c'est pourtant ce que je suis tenté de faire, plutôt pour le plaisir du geste que pour autre chose.
A peu de choses près, l'histoire de chaque wikipédia paraît se décanter en deux périodes comprenant chacune leur objectif prioritaire : 1p la complétude / 2p la légitimité.
A ses débuts, la wikipédia comporte logiquement un faible nombre d'article. Elle ne peut prétendre concurrencer les publications encyclopédiques voire un simple dictionnaire. Elle est assez peu lue (d'autres concurrents mieux fournis lui font de l'ombre : en 2002 on se serait plutôt référé à l’Encyclopédie de l’agora ou, sous réserve d'en avoir les moyens, souscrit un abonnement à Encarta ou l'Encyclopedia Universalis). Par contre, le principe révolutionnaire de la contribution collaborative attire un noyau de « pionniers », fascinés par l'ampleur et l'ambition du projet. L'encyclopédie grandit et chaque année franchit un cap signifié par le nombre d'articles. Elle finit par s'imposer comme la référence par défaut, attire des millions de lecteurs, est remarquée par la presse et… critiquée. Un peu malgré elle, elle se découvre un rôle social et pédagogique, qu'elle doit assumer pour le mieux. Pour le résumer très schématiquement, l'encyclopédie écrite devient une encyclopédie lue.
C'est à ce stade que s'agence le passage de 1p à 2p. Je suis arrivé assez tôt pour le vivre de l'intérieur. A mes débuts, on m'a fait rapidement remarqué qu'il était nécessaire de ne pas faire de « travail inédit » et de rattacher mes développements à un « selon untel ». Seulement, les notes de bas-de-page n'étaient quasiment pas employées. Il suffisait d'indiquer le nom de l'auteur et une mention plus ou moins complète en bibliographie à la toute fin du texte. Le contexte était très différent et l'on pouvait, de bonne foi, se permettre nombre de trucs limites, mais aussi d'expérimentations, qui ne passeraient plus aujourd'hui.
Réagissant promptement aux critiques qui lui étaient adressées, l'encyclopédie s'est mise à heure universitaire. Les notes de bas de page se sont généralisées, ainsi qu'un autre instrument tout aussi important : l'évaluation des articles, avec des critères de plus en plus rigoureux au fil des années (certains articles classés Bon Début au terme du concours de désébauchage de mars 2011 aurait très bien pu être labélisés quatre ou cinq ans plus tôt). Cette contre-offensive s’est faite dans la douleur (en témoigne cette pétition qui n’est maintenant plus qu'un document historique). Elle a néanmoins porté ses fruits. Le discours anti-wikipédia est devenu clairement minoritaire. Même Pierre Assouline s'est mis à parler en bien d'un article (un seul, il ne faut pas non plus pousser…).
Et maintenant ? L'on pourrait se contenter de suivre cette lancée. L'encyclopédie n'aura certes jamais autant d'articles labélisés que d'articles tout court (en même temps cet objectif, souvent sous-entendu, n'a jamais vraiment été formalisé). Par contre, elle peut clairement viser à améliorer au maximum les articles les plus importants et les plus consultés et à couvrir correctement tout le reste. Ça pourrait suffire, mais ça ne suffit pas.
L'attention porté au lecteur a laissé le contributeur dans l'ombre. Certes le projet wikipédien se révèle toujours suffisamment attirant pour garantir le renouvellement de la communauté (les arrivées = les départs). Toutefois, la croissance de cette dernière ralentit, voire s'inverse sur les wikipédias germanophones et anglophones. Par ricochet, les autres facteurs (création et labélisation d'articles…) progressent non plus géométriquement (de plus en plus vite) mais arithmétiquement (à même vitesse, voire moins vite). L'évolution de wikipédia devient essentiellement cumulative.
Bref, et c'est en fait là où je voulais en venir (on admirera mon sens du suspense), plusieurs indices laissent à entendre que nous sommes à la fin d'un cycle, à la veille d'une nouvelle étape — soit, logiquement 3p. Vers quoi allons-nous ? Tout au long de l'année j'ai pu remarquer une prise de conscience accrue sur un enjeu jusqu'ici un peu laissé de côté : l'accueil des nouveaux arrivants. Auparavant, le fait est que l'on ne prenait pas vraiment en compte le nouveau contributeur : il débarquait, était plus ou moins bien accueilli, plus ou moins bien motivé, restait ou partait, peu importe… Le volume des entrées était suffisamment important pour qu'on ne se soucie guère de son sort.
C'est un peu subjectif, mais il me semble que ce volume a commencé à s'amoindrir un peu à partir de 2008 et plus franchement à partir de 2010. En cause, deux choses. D'une part, il n'y a, logiquement, plus d'effet de surprise : tous ceux que le concept d'encyclopédie collaborative intéresse (c'était mon cas) connaissent Wikipédia. Ensuite, le fait est, indubitable, que la subtilité des règles de rédactions rebute beaucoup de monde. J'ai tenté il y a quelques semaines de « débaucher » quelques collègues doctorants, sans trop de succès. La prise en main est globalement jugée « trop compliquée ». Certains pensaient d’ailleurs que l’inscription était obligatoire et n’avaient pas saisi que le bouton « Modifier » était accessible depuis une IP. Dans la mesure où mes interlocuteurs étaient des gens plutôt savants et qualifiés, je me suis dit qu’il y avait comme un déficit d’information (ou un excédent de timidité).
Bref, la quête exclusive de légitimité montre un peu ses limites, tout comme la quête de complétude cinq ans plus tôt. L'accession à un nouveau seuil qualitatif paraît nécessaire. Sans renoncer d’un iota à une exigence de qualité, il importe d’élargir la participation. L’enjeu ne se résume pas à convaincre quelques milliers d'experts. Il faut voir plus large et encourager l’internaute moyen à devenir une sorte de « contributeur occasionnel », désireux d’ajouter sa petite pierre à l’édifice en corrigeant quelques coquilles, créant ou modifiant un article sur un sujet subsidiaire pour lequel il détient une certaine expertise (l’un des grands mérites de wiki consiste à ne pas séparer culture populaire et culture d’élite : tout-le-monde, ou presque, peut revendiquer une connaissance encyclopédique sur une thématique quelle qu’elle soit sans être frustré par je ne sais quel habitus).
Je serais presque tenté de définir le 3p comme une sorte de désenclavement réciproque, une population assez large s’ouvrant à wikipédia ; inversement, la communauté surmontant sa tendance à se replier sur elle-même. Qu’est-ce qui déterminerait l’apparition de ce nouveau seuil ? Des outils et des techniques. On a eu le wiki pour le 1°, la note de bas-de-page et l’évaluation pour le 2p. Pour le 3p je serais tenté de mettre en avant l’interface WYSIWYG, qu’on nous promet pour cette année. Le bouton « modifier » disparaît. Seul reste un « traitement de texte », immédiatement modelable et appréhendable. La tentation de contribuer s’impose sans médiation préalable.
Il va sans dire que cette mutation technique devra être accompagnée. Une campagne de wikipédisation sera nécessaire pour canaliser tout ce nouveau flux entrant, pour intégrer les nouveaux venus sans les dégoûter. L’enjeu est de taille et va bien au-delà de Wikipédia. Les compétences acquises en tant que contributeur peuvent se révéler précieuses dans la vie réelle. Je me souviens avoir lu sur le bistro, il y a deux ou trois ans, le cas d’un utilisateur qui s’étant familiarisé avec les exigences du travail universitaire, avait pu trouver un job assez qualifié. Dans une même optique, mon expérience wikipédienne m’a grandement aidé à mettre en chantier ma thèse.
En gros, ce qui doit changer, c’est le rapport au texte de wikipédia. Il n’y a pas les écrivains d’un côté et les lecteurs de l’autre, mais des lecteurs-écrivains ou écrivains-lecteurs plus ou moins potentiels. Personnellement, je suis aujourd’hui incapable de lire un article. Je me pose toujours dans une posture de correcteur, voire de rédacteur. Je suis d’ailleurs très frustré lorsque je consulte l’encyclopédie avec un téléphone portable, puisqu’il m’est très difficile d’opérer la moindre modification. Ce changement de rapport au texte était en germe depuis le début de l’aventure Wikipédia, mais j’ai l’impression qu’il commence tout juste à s’actualiser.
Bon, je ne vais pas m’étendre davantage sinon je vais finir recordman de la longueur des vœux de bonne année — ce qui n’était pas vraiment l’idée. Ça permet au moins de contrebalancer d’un coup l’hibernation prolongée de Wikitrekk, qui subit un peu le contrecoup de la thèse et de l’hôtel.
5 commentaires:
> en même tant cet objectif => "temps"
Je ne sais pas si le wysiwig sera un progrès ou pas, j'utilise perso un éditeur de texte qui a un mode wiki qui facilite l'édition pour la syntaxe de base, sections, liens internes, listes. Mais je trouve que c'est le reste qui est de plus en plus compliqué : les infoboxes, dont la syntaxe varie selon le type, dans lesquelles on ne sait jamais s'il faut mettre file:truc.jpg, ou truc.jpg seulement, 10.5 ou 10,5... le choix des catégories, des portails, ainsi que les modèles qui ne sont absolument pas une évidence pour un rédacteur lambda (je pense à {{s-|XX|e}} par exemple). Tout cela est bien compliqué et bien rebutant pour un nouveau contributeur. Quant au "fond".... je suis payée (enfin, pas vraiment..) pour savoir combien il est difficile de faire comprendre que Wikipédia n'est pas un immense tableau blanc ouvert à tous pour y parler de son club sportif, de son site internet, de son groupe de musique, de sa petite entreprise ou ... de sa copine préférée ! L'expansion récente du web interactif a fait que si on ouvre un espace, il est immédiatement investi, par tout le monde, avec les dérives que l'on connaît. Des nouveaux contributeurs, on n'en manque pas, il suffit de suivre le journal des nouveaux inscrits, mais des contributeurs qui ont des choses intéressantes à dire, qui ont bien intégré les principes fondateurs et... qui manipulent la syntaxe souvent absconse de Mediawiki, ça, c'est plus rare ! Au passage, sur un tel portable, si on a de petits doigts, de bons yeux et beaucoup de courage, on peut utiliser la version non-mobile de WP afin de ... rajouter une virgule ou corriger une faute d'orthographe !! Pas beaucoup plus, certes. Bonne nouvelle année à toi. Theoliane
L'un des principaux problèmes pour les nouveaux (en plus de la complexité de l'édition) est certainement les messages à coups de bandeaux, les communications peu amènes, la tendance à vouloir que tout le monde ait compris toutes les règles dès la première édition et l'agressivité ambiante trop commune. Honnêtement, malgré tout mon intérêt pour Wikipédia, je n'enverrais pas au casse-pipe la grande majorité des mes amis ou parents. Il faut à mon avis une tournure d'esprit *très* particulière pour contribuer à Wikipédia de manière un tant soit peu durable.
Comme Boréal j'hésiterai à conseiller à quelqu'un de sensible de contribuer, c'est un univers plutot violent, soit on se planque pour contribuer dans son coin sans rien dire en essayant de passer au travers de diverses attaques en tous genres soit c'est vite assez stressant. Les requetes aux administrateurs de ce début d'année et les commentaires dans les votes ont été en ce début d'année d'une grande agressivité.
@Théoliane : Bonne année à toi aussi! Ce que j'appelle vraiment de mes veux, c'est un accroissement des contributeurs occasionnels, qui en fonction de l'envie du moment viennent corriger une simple erreur typographique, ajouter une référence ou un paragraphe. Je reconnais qu'il est malheureusement difficile de trier le grain de l'ivraie, qu'entre le risque de perdre un hypothétique bon contributeur ou de faciliter le travail d'un hypothétique vandale ou agent de pub le choix n'est jamais simple. C'est ce pourquoi je suis assez satisfait du travail de réflexion mené par Trizek et quelques autres à propos de l'accueil des nouveaux. Sur la question des faits et méfaits « complexité », ce sera en fait le sujet de mon prochain billet… Pour le téléphone mobile, j'ai déjà tenté effectivement l'expérience, mais j'ai rarement été suffisamment masochiste pour la renouveler (le pire c'est dans les discussions avec les indentations irrepérables et le pointeur qui se sauve).
@Boréal et l'anonyme : je partage complètement vos appréhensions sur le climat du moment. En même temps, je pense, et c'est heureux, que l'encyclopédie ne se réduit pas à cela et continue de tourner (en général, cela se passe beaucoup mieux au sein des projets). Quelque fois, il vaut mieux couper le son et revenir à l'essentiel : les articles…
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