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lundi 11 juin 2012

La wikipédia italienne de nouveau menacée ?

Le 4 octobre 2011, la wikipédia italienne cessait de fonctionner pour près de 48 heures. Quiconque souhaitait consulter l’un des 700 000 articles de l’encyclopédie, était automatiquement redirigé vers un communiqué alarmiste signé des « utenti de wikipedia ».

Huit mois plus tard, la situation pourrait bien se répéter. Depuis hier au soir, toutes les pages de la wikipédia italophones sont bardées d’un sitenotice ainsi conçu :


La cause de ce second appel à l’aide est familière. Il s’agit une fois de plus du projet de loi DDL et de son corollaire tristement célèbre, le comma 29. Le projet, qualifié aussi de « loi des écoutes » vise d'une manière générale à renforcer les sanctions contre la presse, dans l'objectif plus ou moins avoué, de bâillonner le « quatrième pouvoir » — son rôle actif dans la divulgation de divers scandales politico-judiciaires commence à embarrasser les élites italiennes. Procédant à plusieurs adjonctions à l'article n°8 de la loi du 8 février 1948, le comma (ou alinéa) 29 s'attaque plus spécifiquement aux sites internet.

Comme je le soulignais dans une analyse approfondie, le strict respect des prescriptions du comma a des conséquences lourdes. Tout texte jugé diffamatoire par un particulier doit être aussitôt remplacé par un rectificatif, rédigé par celui-ci ou un de ses représentants. Le non-respect de ces dispositions entraîne le versement d'une lourde amende (jusqu'à 12 000 euros). A l'instar du SOPA américain, la justice n'est pas du tout impliquée dans ce processus. Le particulier est seul juge du caractère diffamatoire du texte visé. Sa seule appréciation détermine son retrait.

Déjà plusieurs fois retardé depuis 2009, l'examen de la DDL a été de nouveau suspendu en octobre dernier. Le blackout de la wikipédia italienne et les réactions qui s'en sont suivies ont sans doute pesé dans l'affaire. D'autres facteurs sont sans doute également entré en ligne de mire : la perte graduelle d'influence de Silvio Berlusconi qui finira par démissionner le mois suivant, l'importance graduelle de la crise de la dette… Tout incitait à reporter une loi devenue secondaire, en sus d'être impopulaire, dans un contexte aussi grave.

Si, aujourd'hui, le technocrate Mario Monti remplace Berlusconi, l'Assemblée n'a pas bougé. Il s'agit toujours de la XVIe législature. Celle issue des élections générales de 2008. Celle qui a proposé une première mouture de la DDL en 2009. Celle qui compte bien la faire aboutir…

De fait, si ce n'est la date, rien n'a changé. Le projet qui sera présenté aux députés à partir du 19 juin n'a apparemment pas beaucoup évolué depuis octobre.

A la même cause répondent les mêmes effets. Passablement inquiets, les wikipédiens italophones ont rapidement réagi. Dès le 31 mai, le bistro local (ou « bar ») commence à brainstormer sur le sujet. Plusieurs informations (et interprétations) contradictoires surgissent. Zerosei rapporte ainsi qu'une institution publique influente, l'AGCOM, dénonce plusieurs dispositions de la DDL :
L'AGCOM refuse catégoriquement le masquage des sites, même lorsqu'il y a une violation du copyright. 
Un consensus se dégage rapidement. Il est évidemment hors de question de procéder à un blackout, tant que l'on ne dispose pas de plus de précisions sur l'avancée des travaux parlementaires. Par contre, un sitenotice permet de marquer le coup et de prendre rapidement position. En témoigne, l'échange suivant :
Phyrexian — Je suis également favorable à une bannière dès maintenant. On pourra envisager des mesures plus lourdes si la situation ne s'arrange pas. La bannière permet de mettre l'accent sur le fait que nous sommes à nouveau contraints de procéder comme en octobre. Par contre, nos sources se limitent pour l'instant à un seul article de journal ? Rien d'officiel à ce propos. Nous ne pouvons quand même pas mettre une bannière comme cela, au hasard.
Codicorumus — Je suis favorable à une bannière maintenant, suivie peut-être d'autres initiatives. Pour les sources, voir la section documentation.
Patafisik — OK, à ce stade je suis pour la bannière. 
Plusieurs propositions de sitenotice s'ensuivent. Elles sont destinés à informer wikipédiens et lecteurs du danger qui menace. Et, par la même occasion, à réaffirmer le caractère inconditionnel des principes fondateurs :
Si cette loi est approuvée, nous serions obligés de modifier le contenu de plusieurs articles, indépendamment du respect du principe de vérifiabilité et sans qu’il soit possible de le modifier ultérieurement. De telles exigences constituent une limitation inacceptable de l’autonomie de Wikipédia. Elles dénaturent les principes fondateurs de notre encyclopédie (Traduction libre du sitenotice finalement retenu).

mardi 17 janvier 2012

Exception francophone

C'est à-peu-près officiel. Trois des quatre plus importantes Wikipédias ont décidé de s'engager contre le SOPA, ce super-hadopi américain dont j'ai déjà détaillé les implications ici et . Avant même de s'actualiser, ces engagements ont peut-être déjà porté leur fruit, dans la mesure où il semblerait que le SOPA ait été abandonné (du moins dans sa version originelle, mais un canada dry n'est pas à exclure…).

Suivant en cela la ligne esquissée par Jimmy Wales, la Wikipédia anglophone lance un appel aux avis des principaux contributeurs. La consultation vient tout juste de se finir et l'on voit déjà clairement se détacher les deux options principales : un blocage du site pour toutes les IPs en provenance des États-Unis (479 supports) ; un blocage de l'ensemble du site quelque soit la provenance de l'IP (591 supports). Inversement, la perspective d'une absence de réponse (et donc d'une encyclopédie non-engagée) n'a pas passionné les foules. Tout juste 73 supports, ce qui est très peu en regard de la considérable participation (environ 5-7% du total). En conséquence, Jimmy Wales a annoncé un blackout de l'ensemble du site (l'option la plus soutenue) pour demain. A priori, ce projet sera maintenu en dépit des rumeurs de suspension du SOPA (sachant que le PIPA ou Protect-IP Act, tout aussi problématique, demeure).

Les germanophones s'étaient réveillés beaucoup plus tôt. Dès la mi-décembre, ils avaient ouvert une Initiative gegen den SOPA. La question était un peu moins ouverte : il s'agissait simplement de savoir si l'on soutenait une action de protestation (Protestmaßnahmen) en solidarité (unterstütze die Aktionen der WP-EN) avec la Wikipédia anglophone. La nature de cette action de protestation n'est pas précisée : on évoque un bandeau, un pop-up, mais apparemment pas de blackout. Les résultats sont un peu moins tranchés que sur la Wikipédia anglophone. 132 avis soutiennent une éventuelle action de protestation ; 19 s'y opposent, soit un ratio de 85/15%.

Dernier cas de figure, et le plus attendu, celui des italophones. Une subdivision du bistro local (ou bar) est consacré à un Stop Sopa initiative. Visiblement assez emballés par le succès du blackout d'octobre dernier contre une loi de Berlusconi, les italophones soutiennent presque unanimement une action collective. Sur une centaine d'avis, seulement quatre s'inscrivent apparemment dans l'opposition (Nessuna iniziativa). Qui plus est, les quelques remarques que ces derniers formulent sont assez modérées (EH101 demande simplement qu'on prenne le temps de réfléchir).

Voilà à-peu-près tout ce qu'on pourrait dire des trois grandes initiatives qui se préparent ou ont été préparées. Toutefois, qu'en est-il de la quatrième encyclopédie, soit, pour ne pas la nommer, de la Wikipédia francophone ? Ben, comme on le soulignait sur le bistro d'hier, pas grand chose.

Ce n'est pas faute d'avoir été assez bien renseigné : la presse francophone a assez vite embrayé sur le sujet avec des articles réguliers dès novembre. De plus, j'ai pris l'initiative de traduire rapidement l'article de en sur le SOPA — je l'ai un peu délaissé depuis, mais l'article de fr coure assez correctement l'événement. On ne peut donc pas parler d'un déficit d'information, mais plutôt d'un déficit de volonté, dans une certaine mesure intentionnelle.

Il y a certes eu une tentative de prise de décision assez abstraite en novembre (aucun cas concret n'était considéré : le comma29 avait été liquidé et le SOPA commençait tout juste à se faire entendre). Comme en témoigne les remarques exclusivement critiques formulées contre elle dans la page de discussion, elle n'a pas eu un grand succès (en l'occurrence, mon avis était l'un des plus favorables). Et puis, plus rien. Nada. Zilch.

Comment rendre compte de cette exception, de ce non-interventionnisme francophone ? Il n'y a sans doute pas d'explication simple, mais fr a sans doute été moins marqué que ses congénères par les interférences étatiques. La preuve en est que les italophones, vaguement traumatisés par le comma29, marchent comme un seul homme contre le SOPA. Les germanophones demeurent un peu plus sceptique, mais je suspecte que la Zugangserschwerungsgesetz, un projet de loi avorté de 2010 extrêmement draconien contre la pédophilie, a laissé des traces. Par comparaison, les français qui composent les trois quarts des francophones ont Hadopi, un machin qui fonctionne mal (en fait, il ne fonctionne plus du tout depuis décembre dernier) et a plutôt encouragé que découragé le développement de l'encyclopédie en promouvant le contenu libre de droit.

Après, cette exception francophone va-t-elle tenir sur le long terme ? Cela me paraît assez incertain. Alors que le paradigme législatif dominant est en faveur d'un contrôle accru du net, il n'est pas impossible qu'on se réveille un beau matin avec un équivalent du SOPA ou du Comma29 dans le Journal officiel.

Et puis, l'on peut se demander si Wikipédia n'est pas en train de se doter d'un rôle social, qu'elle assumait déjà en sourdine : outre la diffusion des connaissances encyclopédiques, la défense de la diffusion des connaissances encyclopédiques. La politisation de Wikipédia dont il serait question n'a sans doute rien à voir avec un parti politique, mais beaucoup à voir avec une association civile. Le but n'est absolument pas de se positionner à gauche ou à droite, mais d'alerter le législateur sur les implications, pas toujours prévues, d'un projet de loi, comme le ferait, par exemple, une institution universitaire (une université peut d'ailleurs tout-à-fait se mettre ponctuellement en grève sans que cela ne porte apparemment préjudice à la réputation de neutralité des travaux qui y sont produits).

La question de savoir si cette réorientation est voulue se pose à peine : le fondateur du site (apparemment la personne la mieux renseignée au monde sur la signification des principes fondateurs) le souhaite ; la consultation anglophone, qui a indéniablement été montée correctement (grâce à un bandeau permanent, sa représentativité est sans doute largement supérieure à celle de nos PDDs) montre un soutien indéniable.

Je ne dis pas le contraire : la réorientation va sans doute décevoir de nombreux contributeurs de valeur. En même temps, ce ne sera sans doute pas la première fois. On l'a peut-être un peu oublié, mais pendant la période 2006-2009, la montée en rigueur des articles encyclopédiques et les dissensions qui s'en étaient suivies avaient déjà occasionné d'innombrables psychodrames et de bruyants claquements de porte. Le projet avait tenu le choc. La réinterprétation du second principe fondateur (on a glissé d'un « citer vos sources » [dans une bibliographie à la fin de l'article] à « citez vos sources » [en assignant à chaque information une note dûment référencée]) est entrée dans les mœurs.

Personnellement, je ne peux pas dire que je sois complètement emballé par cette évolution (en mon temps, je n'avais pas non plus été emballé par la soudaine déferlante des références), mais je vivrais avec. Je m'efforcerais simplement de veiller à ce que les actions de protestations soient effectuées avec discernement — typiquement, après examen des projets de loi, il me semble que le SOPA est, pour Wikipédia, beaucoup moins nocif que le comma29, et ne mérite sans doute pas tout ce ramdam.

Petits ajouts subisidiaires (je manque de temps pour les intégrer directement dans le corps du billet) : la wikipédia hispanophone a également évoqué, favorablement, la possibilité d'un bandeau de soutien ; Commons s'est déjà décidé à mettre en place un tel bandeau. Bref, mis à part fr, tous les grands projets de la Wikimedia Foundation ont l'air de s'accorder sur la nécessité d'un engagement.

lundi 12 décembre 2011

La Wikipédia anglophone en grève ?

Il y a deux mois, à peine, la Wikipédia italophone cesse, temporairement, de fonctionner. Articles, discussions, recommandations, infrastructures : tous les attributs de l'encyclopédie en ligne restent inaccessibles pendant 40 heures. En lieu et place, on trouve un manifeste signés des « utilisateurs de Wikipédia » mettant en cause un amendement alors examiné par le parlement : le comma 29. Comme j'en ai fait état une analyse détaillée, cet amendement permet à quiconque de demander le remplacement d'une publication en ligne jugée diffamatoire par un « rectificatif » ou une « mise au point ». Le tout sur simple demande, sans entreprendre de procédure judiciaire, et sans que les auteurs impliqués puissent réagir. Appliquée à Wikipédia, cette substitution enfreint de nombreux principes fondateurs : le rectificatif n'est pas encyclopédique, il n'est pas neutre et — c'est peut-être là le plus grave — il n'est pas modifiable, car destiné à ne jamais être commenté.

Cette initiative audacieuse, limite casse-gueule, a payé. Le Choix du chaos souligne que la presse italienne le commente largement. Sans que grand chose ait filtré des réactions parlementaires, le Comma 29 a été enterré, du moins pour quelque temps. Le départ de Berlusconi début novembre et l’intensification de la crise a fait largement passer cette question au second plan.

Le blackout a laissé des traces. Assez correctement relayé par les médias numériques à l’international, il a déclenché une onde de choc qui s'est propagé à l'ensemble des projets encyclopédiques, toutes langues confondues. Dans la lignée de l'analyse de Mike Godwin, la Wikimedia Foundation a élaboré une notion générale à partir de cas particulier : le Project-Wide-Protest. Ce concept inédit ne paraît pas destinés à n'entretenir qu'une réflexion théorique. La Wikipédia anglophone envisagerait même, depuis peu, de le mettre en application face à l'adoption prochaine d'un projet de loi américain pour le moins problématique.

Le Stop Online Piracy Act ou SOPA constitue une sorte de super-Hadopi. A l’instar de la loi française de 2009, il vise à endiguer le piratage, et participe ainsi de cette entreprise globale de « reconquista » des ayants-droit suite à l’essor colossal de la contrefaçon numérique. A cette fin, il propose toute une série de « contre-attaques » musclées : suspension des revenus publicitaires, retrait des sites contrevenants sur les moteurs de recherches, voire blocage de ces derniers. Parallèlement, le streaming non autorisés (qui se trouvait jusqu’alors dans une sorte de no-man’s land juridique) est criminalisé.

La Wikimedia Foundation a clairement pris position contre ce projet de loi. Elle a participé, au côté d’autres grands acteurs du web, à American Censorship Day. Initialement cantonnée au 15 novembre dernier, cette initiative collective organise depuis un mois une campagne active.

Dans un billet en forme de manifeste, l’un des représentants de la Fondation a spécifié les motifs cet engagement. Le SOPA pose toute une série de problème assez comparables au Comma 29. Tout d’abord, il n’est pas nécessaire de prouver qu’il y a effectivement une contrefaçon, de simples allégations suffisent pour demander le retrait d’un contenu encyclopédique (les illustrations sont évidemment concernées au premier plan). En cas de refus d’exécution, le site encourt des peines plus sérieuses et définitives que celles prévues dans le Comma 29 qui ne prévoit que des pénalités financières assez vagues : blacklistage du site, incitation à décourager tout partenariat avec lui etc.

Pour se prémunir de ce type de mésaventure, les projets Wikimédia anglophone devront se délester d’une bonne part de leurs données : images en fair use, contenu dont le statut légal est difficile à établir… Parallèlement, les contributeurs perdront une bonne partie de leur temps à retirer l’ensemble des liens redirigeant vers des sites bloqués. Bref, une difficile restructuration sera nécessaire pour mettre les projets encyclopédiques aux normes. Et toute cette opération se fera aux dépends de la publicisation d'une partie significative des connaissances humaines.

Ces perspectives assez sombres ont incité Jimbo Wales à s'inspirer de l'exemple italophone. Avant-hier, il a lancé un « request for comments » sur sa page de discussion, précédé d'une mention ainsi conçue :

Quelques mois plus tôt, la communauté wikipédienne italophone a décidé de bloquer temporairement l'intégralité de la Wikipédia italophone afin de s'opposer à une loi qui porterait atteinte à leur indépendance éditoriale. Comme les wikipédiens le savent ou ne le savent pas encore, une loi bien plus grave fait son chemin au Congrès sous le titre fallacieux de Stop Online Piracy Act. J'assisterais peut-être à une réunion à la Maison Blanche lundi aux côtés de plusieurs autres organisations numériques. De fait, je pensais que ce serait le bon moment pour prendre un rapide sondage du sentiment de la communauté à ce propos. Personnellement, je pense que la grève communautaire qui s'est avérée déterminante en Italie pourrait l'être bien davantage ici. De nombreuses questions restent pendantes, quant à savoir si la grève devrait être géographiquement circonscrite (uniquement les États-Unis…) etc. (dans la mesure où la loi influence le fonctionnement de Wikipédia pour tout-le-monde, une grève globale comprenant au moins la Wikipédia anglophone mettrait une pression maximale sur le gouvernement américain). En même temps, ce type d'initiative représente un enjeu considérable, sans précédent pour la Wikipédia anglophone.

Ceci dit, Jimbo Wales propose d'organiser un « straw vote » ou sondage sur sa page de discussion. Il précise que si les réponses sont globalement défavorables à une grève communautaire, il en tirera immédiatement les conséquences qui s'imposent. Si elles sont globalement favorables, il envisagera une procédure de longue durée qui impliquera nombre de discussions et procédures préalables.

Jusqu'à maintenant, le résultat se situe entre ces deux extrêmes. Il y a apparemment un peu plus de vote favorables que de votes défavorables, mais les seconds sont globalement plus motivés que les premiers. Ces résultats tranchent avec le consensus quasi-absolu des contributeurs italiens, mais ils ne me surprennent guère.

Je l'avais déjà souligné il y a deux mois : l'attitude des différentes wikipédia linguistiques vis-à-vis d'un engagement social de l'encyclopédie varie en fonction de leur corrélation géographique. Concrètement plus la communauté est dispersée de par le monde, plus elle aura du mal à organiser une contestation quelconque. Il y a très peu d'Italophones en dehors de l'Italie, très peu de germanophones en dehors du cercle Allemagne-Autriche-Suisse. Les contributeurs les plus actifs de ces deux aires linguistiques peuvent presque tous se connaître de visu. Ils réagissent d'autant plus promptement lorsque leurs activités sont menacées. Les italophones organisent un blackout en 24h. Les germanophones leur apportent immédiatement un soutien communautaire. Par comparaison, ni la Wikipédia francophone (assez centrée sur le continent européen, mais pas que…), ni la Wikipédia anglophone (dispersée aux quatre coins du monde) ne sont parvenues à s'accorder : les messages de solidarités sont venus des chapters ou de wikipédiens individuels.

En outre, la SOPA n'est pas du tout le même objet législatif que le comma 29. Ce dernier était plus mal foutu qu'autre chose. Il résultait vraisemblablement de la transposition maladroite d'une procédure appliquée à la presse imprimée mais inadaptée aux publications en ligne. La mobilisation du Wikipédia italophone a eu une vertu pédagogique en attirant l'attention du public et des responsables politiques sur un raté législatif. Or, la SOPA n'est pas un raté et n'a rien de mal foutu. Il s'agit d'une loi globale qui tente, véritablement, de « civiliser » internet, de le soumettre inconditionnellement au droit civil préexistant, plutôt que d'adapter ce droit à l'évolution des structures sociales et communicationnelles. C'est en ce sens que Jimbo Wales la tient pour bien plus grave. Mais c'est en ce sens, aussi, que le succès d'une contestation wikipédienne paraît très incertain. Le gouvernement italien, alors, il est vrai, en pleine déliquescence, n'a pas tenté de défendre le comma 29 bec et ongles : en son état actuel, la loi serait au mieux, inopérante, au pire, ubuesque. Il valait mieux remettre tout cela à plus tard, d'autant que, sous l'effet de la crise, quantité de dossiers urgents commençaient à s'amonceler. Inversement, le SOPA est considéré comme une « loi prioritaire », examinée assez rapidement par le Congrès. La pression des lobbyistes de la culture doit être telle qu'elle ne sera jamais retirée. Tout au plus, Wikipédia pourrait escompter un amendement sur mesure (ce qui ne serait déjà pas si mal).

Bref, je ne pense pas trop m'avancer en estimant que la grève de en.wikipedia n'aura pas lieu. Est-ce dommage ? Pas vraiment. Un tel blackout touchant l'un des premiers sites mondiaux aurait des répercussions difficilement imaginables. Et ce pour des résultats non moins difficiles à évaluer puisque l'on ne peut espérer un simple retrait de la SOPA. A ce stade, c'est de l'aventure pure et simple — un grand saut dans l'inconnu — avec tous les risques innomés et innommables que cela suppose.

Et puis, l'application stricte de la loi peut très bien accélérer une prise de conscience globale à son encontre. Typiquement, un blocage temporaire de Wikipédia décrété par un tribunal quelconque aurait une ampleur bien plus considérable qu'un blackout — à ceci près que la loi serait déjà là et que, l'amender ou l'abroger par voie parlementaire, risque d'être assez tortueux. Les francophones ont pu en faire récemment l'expérience avec le vote décevant de l'Assemblée Nationale sur la liberté de panorama…

samedi 15 octobre 2011

Il dilemma

Tout a peut-être été dit sur le blackout de la wikipédia italophone.

Grâce aux apports et à la réactivité remarquable de plusieurs wikipédiens (Serein, Moyg, Darkoneko, Mandariine…) j'ai pu esquisser un rapport assez complet de l'affaire. Plusieurs analyses de bonne qualité sont rapidement apparues : je vous renvoie toujours aux excellents articles de Jean-Marie le Ray et de Camille Gévaudan, ainsi qu'au très bon billet du Choix du Chaos. Les erreurs colportées par une bonne partie de la presse ont été finalement corrigées. La réception francophone de l'événement est à-peu-près assurée.

Tout a peut-être été dit. Et pourtant, l'on s'interroge encore : le blackout était-il vraiment la seule solution envisageable ? Les italophones n'ont-ils pas surestimé les dispositions du comma 29 ? Et de toute manière, ne valait-il pas mieux faire quelques concessions plutôt que de prendre le risque de s'engager politiquement ?

Ces interrogations pèsent lourd. Plusieurs contributeurs de valeur de la wikipédia francophone se sont inquiétés des effets potentiellement dévastateurs de ce précédent : acteur encyclopédique, wikipédia ne va-t-elle pas se muer en acteur politique ? Pour qualifier cette inquiétude, j'utiliserai volontiers l'expression de « Principe de Fondation ». Dans la première nouvelle du cycle de Fondation, Isaac Asimov présente le cas d'une fondation encyclopédique qui, sous la menace de divers envahisseurs, doit se muer en État organisé — donc se politiser. Pour assurer sa survie, Wikipédia (et par Wikipédia j'entends l'espace encyclopédique et non uniquement les chapters nationaux) devra-t-elle s'instituer, s'investir dans la société civile voire dans le jeu politique ?

L'un des huit bureaucrates de la Wikipédia francophone, Dr Brains, a soudainement arrêté de contribuer pour ne pas cautionner ce Principe de Fondation. Il résume son appréhension en ces termes :
Le projet Wikipédia, tel que je perçois désormais, ne sera plus jamais pareil […] "Wikipédia", et avec elle l'ensemble des wikipédiens et la Fondation Wikimedia, ont pris parti. Ils ont abandonné l'objectif initial de faire une encyclopédie. Ils pensent probablement que la fin justifiait les moyens, ou que c'était "juste pour cette fois". Mais ils se trompent. En prenant parti, en usant (et abusant) du pouvoir que leur conférait la gestion d'un site aussi important (à tout point de vue), ils ont mis le doigt dans un engrenage fatal. Ils ont goûté au pouvoir et en redemandent (ou le feront très bientôt). Ils ont perdu de vue le pouvoir corrupteur du pouvoir. Pas moi. Et je ne souhaite pas être lié par ce pacte faustien lorsque Méphistophélès viendra réclamer son paiement.
Venant d'un contributeur aussi estimé, cet avertissement pèse lourd. Cela m'incite à revenir un peu plus longuement sur les implications du Comma 29. En dépit de diverses rumeurs d'abrogation, il reste toujours en discussion. Le maintien d'un bandeau sur certains projets italophones comme it.wiktionnairy est là pour le rappeler.



Décortiquer le Comma 29

Comme me le soulignait Mandariine, le Comma 29 ne signifie pas grand chose en tant que tel. Il ne s'agit que d'une liste de modifications et d'adjonctions apportées à l'article n°8 de la loi du 8 février 1948. Cet article établit tout simplement le cadre légal du droit de réponse. Il spécifie une temporalité (dans les deux jours de l'avènement de la requête pour les quotidiens ; dès le second numéro suivant la semaine lors de laquelle est reçue la requête pour les périodiques), une publicité (les rectificatifs sont publiés dans leur intégralité, à condition que leur contenu soit limité à trente lignes, avec les mêmes caractéristiques typographiques) et une pénalité (Le défaut ou l'exécution incomplète de l'obligation prévue au présent article est punie d'une amende de trois millions à cinq millions de lires).

Que change le comma 29 à cette situation ? Le montage réalisé par Mandariine permet de se faire une juste idée des reformulations introduites. Ce qui importe en premier lieu, c'est l'élargissement du dispositif, qui ne concerne plus seulement la presse, mais également la télévision, la radio et surtout Internet.

Avant de nous appesantir sur le cas du numérique, faisons tout de même état des altérations apportées au droit de réponse en général. Le comma 29 fait en effet partie d'une loi plus large, dite Loi sur les écoutes, qui dans son ensemble vise à limiter les droits et protections des journalistes. En conséquence, il restreint une sorte de liberté par omission : le droit de réponse au droit de réponse. L'article n°8 n'empêchait nullement la rédaction de commenter le rectificatif. Ce serait désormais impossible. Les rectificatifs doivent être publiés sans commentaire dans leur intégralité. Sans commentaire : deux petits mots qui changent tout.

Pour les productions numériques, l'essentiel des dispositions sont fixées par un petit paragraphe qui, à force de circuler, commence à être bien connu. Je le cite de nouveau, pour rappel :

Pour ce qui concerne les sites informatiques, y compris les journaux et magazines diffusés par voie électronique, les déclarations ou les rectifications sont publiées dans les quarante-huit heures suivant la requête, avec les mêmes caractéristiques graphiques, la même méthodologie d'accès au site et la même visibilité que celles de la publication à laquelle elles se réfèrent.

Avec les éléments paratextuels et contextuels dont je dispose aujourd'hui, un commentaire mot-à-mot de ce texte me paraît envisageable. Procédons méticuleusement :

Le Per / Pour ce qui concerne introductif définit le champ d'application de la loi. Il est très large, voire volontairement vague : i siti informatici. Initialement, je me suis demandé, si l'adjectif informatici ne signifiait pas également informatif ou d'information. Ce n'est apparemment pas le cas. Si l'on en croit l'article du wiktionnaire italophone, il s'agirait d'un décalque du français informatique. Etant donné que tous les sites internet fonctionnent par des procédés informatiques, on en déduit que l'ensemble des productions numériques, quelles qu'elles soient, sont concernées par cette disposition.

Assez curieusement, cette indication est suivi par une précision dont la présence me paraît immotivée : ivi compresi i giornali quotidiani e periodici diffusi per via telematica — y compris les journaux et magazines diffusés par voie électronique. Je subodore que c'est peut-être un moyen de prendre également en compte les autres moyens de diffusion électroniques des journaux pure player (newsletter par exemple…). Rien n'est moins sûr. La précision vient peut-être juste marquer une insistance : les quotidiens et périodiques numériques sont en première ligne.

A la suite de ces deux subordonnées introductives, l'on trouve une phrase conjuguée, qui détaille la procédure à suivre (des déclarations ou rectificatifs doivent être publiés), la motivation de cette procédure (le dépôt d'une requête en diffamation) et sa temporalité (48 heures après le dépôt de la requête). Comme cela a déjà été amplement signalé, la requête n'est pas un jugement. Elle ne fait intervenir aucun intermédiaire judiciaire. Elle n'est du ressort que du seul diffamé.

Ce mode opératoire ne pose pas de problème dans le cadre de la loi n°8 du 8 février 1948. Il permet simplement à la personne concernée de communiquer son point-de-vue. Or, le Comma 29 déforme complètement cette intention initiale. D'abord, rien ne peut s'opposer aux déclarations et rectificatifs du diffamé : avec l'apposition du sans commentaire il n'y a plus de droit de réponse au droit de réponse. Ensuite, la structure-même des publications en ligne contribue à transformer la rectification en substitution.

En effet, celle-ci ne peut pas être rédigée n'importe comment : elle doit s'exprimer dans une typographie et un positionnement graphique semblable à la diffamation (con le stesse caratteristiche grafiche). Qui plus est elle ne doit pas être disposée n'importe où, mais doit être accessible sur la même page (la stessa metodologia di accesso al sito) et bénéficier d'une visibilité comparable (la stessa visibilita` della notizia cui si riferiscono).

Or, il n'y a qu'une manière de respecter pleinement ces trois critères de typographie, d'accès et de visibilité : remplacer la diffamation supposée par la déclaration du diffamé. Supposons que j'aie fait état des récents démêlés judiciaires de Silvio Berlusconi sur ce blog et que celui-ci m'astreigne à publier un texte rectificatif. Le respect de la typographie est relativement simple (tous mes billets sont écrits de la même façon). Celui de l'accès l'est moins : les billets ne sont pas seulement lisibles sur la page d'accueil mais également en tant que tel. Concrètement, un internaute peut accéder via Google ou un lien quelconque à ma diffamation, sans avoir à prendre connaissance du rectificatif. Il est donc nécessaire que le rectificatif soit positionné sur le même billet. On pourrait ainsi penser à une disposition comme suit, où l'addenda du diffamé précède (ou succède à) la diffamation :


Toutefois, ce ne peut être un simple addenda. Il doit bénéficier de la même visibilité. Même là, une parade paraît encore envisageable : la mise en regard des deux textes. En utilisant un code html adapté l'on pourrait obtenir le dispositif suivant :


En apparence ça marche. Les trois critères sont respectés : la déclaration dispose de la même typographie, du même accès et de la même visibilité que la diffamation. On a simplement oublié quelque chose : le sans commentaire. L'absence de commentaire implique qu'aucune observation ou constat, a fortiori diffamatoire n'accompagne la lecture du rectificatif. Bref, la seule solution possible, c'est la substitution telle quelle :



Wikipedia.it selon le Comma 29

Sur Wikipédia.it (et accessoirement sur l'ensemble des wikipédias linguistiques concernées par cette mesure), la procédure prendrait la tournure suivante. M. X découvre un article sur sa personne qu'il juge diffamatoire. Il fait savoir son intention de déposer une requête. Là, la communauté peut réagir de trois manières.

La plus simple et la plus rapide consiste à donner raison à M. X (qui agit après tout en conformité avec la loi) et publier son rectificatif. Si l'on applique parfaitement les critères sémiotiques du comma, le rectificatif ne peut que se positionner à la place du passage contesté. Le paragraphe sur « M. X et l'affaire Y » disparaît, au profit d'une « Mise au point sur l'affaire Y », précédée d'un bandeau spécifiant que le texte ne doit jamais être modifié. Trois des cinq principes fondateurs sont enfreints. Le rectificatif n'est en effet pas encyclopédique : c'est un texte brut que l'on peut légitimement tenir pour un travail inédit. Il ne respecte pas davantage la neutralité de point-de-vue : un paragraphe tout entier est consacré à défendre une « thèse » qui n'est généralement pas corroborée par les sources secondaires disponibles. Enfin, il contrevient au fameux « n'hésitez pas » puisque le paragraphe ne sera jamais modifiable.

Une autre solution, un peu plus délicate à mettre en place, consiste à supprimer l'article. Peu importe le fait que M. X. soit quelqu'un de notable : mieux vaut ne pas en parler du tout que d'en parler d'une manière non encyclopédique. Cependant, on ne saurait passer une procédure de suppression normale (sa durée excède généralement les 48 heures requises). Les administrateurs se devront de réagir vite, sans prendre le temps de consulter les auteurs (qui peuvent le prendre assez mal). En outre, il n'est pas totalement certain que le diffamé ne se satisfasse complètement de cette résolution : si il est tenace, il peut encore demander la publication du rectificatif afin de réparer le préjudice passé.

La dernière solution, consiste à rechercher la confrontation. Au terme des 48 heures, M. X constate que son rectificatif n'est toujours pas publié et que la diffamation est toujours en place. Il en appelle au tribunal qui lui donne logiquement raison et réclame le paiement de l'amende à… qui au juste ? Structure collaborative, le wiki dilue fatalement la responsabilité. Le juge peut tenter d'incriminer la Fondation Wikimédia ou son chapter italien, Wikimedia Italia même si leur culpabilité reste difficile à prouver (l'une et l'autre n'ont aucun pouvoir éditorial). Plus logiquement, il peut réclamer l'identification des « auteurs » du paragraphe diffamatoire et établir une sorte de barème selon l'importance de leurs contributions. Les 12000 euros peuvent être subdivisés en une cinquantaine ou une centaine de lots : une IP qui a rédigé l'essentiel de l'article se doit d'en payer 4500, un contributeur qui a corrigé un accent (et donc pris la peine de survoler le texte sans prendre en compte sa portée diffamatoire) 25 etc. Les check-user sont mobilisés pour identifier tout ce monde-là.

A terme, la Fondation ou Wikimedia Italia peuvent engager une procédure judiciaire en arguant de la véracité du paragraphe et en réclamant le remboursement de l'amende. Cette procédure a toutes les chances d'aboutir (les liens entre M. X et l'affaire Y sont bien avérés) mais elle prendra vraisemblablement… beaucoup de temps (plusieurs mois voire plusieurs années).

Autant dire que c'est typiquement le genre d'initiative qui décourage la collaboration. Surtout que rien n'indique que ces dispositions ne s'appliqueront qu'aux personnes vivantes. Des organisations, des entreprises, des partis politiques peuvent également réclamer le retrait d'informations dévalorisantes à leurs yeux. Des articles à portée géographique qui indiquent par exemple que tel terrain se trouve en zone inondable peuvent être également dans le collimateur. Bref, des pans entiers de l'encyclopédie en ligne devront disparaître pour prémunir des contributeurs passablement dégoûtés.

Bon il va sans dire que j'ai pris l'option la plus sombre : celle de l'application stricte du texte. Il se peut qu'un décret d'application postérieur en modère la portée. Il se peut aussi, que personne n'en use contre Wikipédia de peur d'être embringué dans une aventure judiciaire d'une complexité singulière. Dans tous les cas, cela reste une véritable épée de Damoclès : sans lancer de requêtes, des diffamés peuvent facilement faire du chantage au comma 29.


Suspension du jugement

Ce qui est manifeste ici, c'est que cette loi n'a pas été conçue par des législateurs familiers du fonctionnement d'Internet. Ils ont extrapolé d'après ce qui existait déjà pour la presse papier, laissant de côté un élément essentiel : la permanence des publications en ligne. Comme j'en faisais état sur un billet consacré à l'historien Benedict Anderson, le journal est éphémère : il cesse sémiotiquement d'exister au terme d'une périodicité pré-définie. Au lendemain de sa parution un quotidien n'est plus un quotidien : c'est au mieux un document historique, au pire un bout de papier. La substitution de la diffamation supposée par le droit de réponse est techniquement impossible : elle ne peut que se faire métaphoriquement (en reprenant les mêmes caractères typographiques, en la positionnant à un emplacement similaire). Sur Internet, la métaphore devient réalité : la diffamation disparaît au profit du rectificatif.

Fallait-il pour autant répondre à cette disposition imbécile par un blackout ? Plus le temps passe, plus j'hésite à formuler un jugement définitif. Le blackout est dangereux, le comma 29 bien plus dangereux encore. La question n'est plus de savoir si l'on respecte au non le principe de Neutralité de point-de-vue mais ce qui le sauve le mieux : une suspension temporaire effective ? ou l'éventualité d'une suspension définitive ? Rien n'est simple. Les italophones ont dû souvent retourner la question dans tous les sens avant d'adopter une résolution qui nous a paru, sur le coup, particulièrement abrupte.

Il importe à mon avis que cette résolution extraordinaire le reste — extraordinaire. C'est une réaction de survie. J'espère qu'aucun projet Wikimédia ne se trouvera à nouveau contraint d'y avoir recours.

jeudi 6 octobre 2011

La fin temporaire de la Wikipédia Italienne…

On est parfois animé d'étranges intuitions. Lorsque Moyg m'informa le 4 octobre de l'existence d'un Communiqué des utlisateurs italiens via Tweeter, je sentis quasiment sur le coup que quelque chose se préparait. Moins d'une demi-heure plus tard, vers 16h30, je publiais la première mouture d'un billet qui ne cessa de s'enrichir au fil des heures, ouvrais une section idoine sur le bistro du jour et traduisait rapidement la version anglaise du manifeste sur une page personnelle. Je commençais parallèlement à m'initier aux fins mystères de la législation italienne et découvrait notamment ce fameux Comma 29, qui paraissait être la cause de tout. Je ne savais pas très bien ce qui motivait ma soudaine hyperactivité. J'allais vite le comprendre. Aux alentours de 19-20h00, la nouvelle la plus étonnante qui soit tomba : la wikipédia italienne ne répondait plus. L'intégralité des 700 000 articles de la quatrième plus grosse Wikipédia redirigeaient vers le Communiqué.

Ainsi s'ouvrait pour moi une séquence assez folle qui se chiffre en une centaine de tweets, une vingtaine d'éditions sur mon billet, une dizaine de demandes de rectifications envoyés à des journaux francophones mal informés et, probablement, un bon milliers de pages consultées des plus diverses (blogs italiens, pages méta, textes de loi…). Séquence qui n'aurait jamais eu lieu, sans doute, sans l'appoint de Serein, véritable informatrice de choc qui m'a communiqué la plupart des liens présentés ici.

Dans l'intervalle, ma petite traduction personnelle devenait, après quelques aménagements, la traduction officielle du communiqué italien. A force d'être relayé, mon blog wikipédien assez pointu s'ouvrait à un public généraliste et inattendu.

Nous arrivons maintenant au terme de la séquence événementielle. Depuis cette nuit des rumeurs circulent comme quoi le Comma29 serait prochainement abrogé. L'accès à la wikipédia italienne a été rétabli dans le courant de l'après-midi. Enfin, vers 20h00, le dernier maillon de la chaîne tombe : le Comma29 ne concernerait plus les blogs et sites non professionnels. Wikipédia.it est hors de cause. Le principe de neutralité est sain et sauf.

L'événement se présente maintenant à nous comme une totalité close. Le temps est venu de poser nos constats et nos pensées. D'intégrer le flux de l'information dans une ébauche de raisonnement ordonné.

Le Comma 29

Grâce à la collaboration de Mandariine, j'ai finalement publié une traduction française correcte de la mesure par laquelle le scandale est arrivé : le Comma 29. De quoi s'agit-il au juste ? D'un simple alinéa, complètement subsidiaire en apparence, à la loi sur les écoutes. Jean-Marie le Ray a retracé très clairement l'itinéraire tortueux de cette loi destinée à limiter les investigations des journalistes. Un premier projet est déposé dès le 30 juin 2008. Approuvé par les deux chambres deux ans plus tard en juin 2010, il est finalement mis en veilleuse par Berlusconi lui-même sous la pression de l'opinion publique. Trois ans et demi après la tentative initiale, une nouvelle mouture débarque devant les chambres.

Le texte, assez chargé, se compose de 42 alinéas. On devine à le lire, tout un entrelacs de strates archéologiques où suggestions, ruses et compromis s'entassent les uns sur les autres. L'un des alinéas, le 29e, apparemment anodin, dissimule l'une des mesures les plus liberticides émise par un gouvernement occidental contre les nouveaux médias informatiques et numériques.

Le petit (a) introductif stipule en effet que
Pour ce qui concerne les retransmissions radiophoniques ou télévisuelles, les déclarations ou les rectificatifs sont effectués conformément à l'article 32 en vigueur, relatif aux services audiovisuels ou radiophoniques, du décret-loi n° 177 du 31 juillet 2005. Pour ce qui concerne les sites informatiques, y compris les journaux et magazines diffusés par voie électronique, les déclarations ou les rectifications sont publiées dans les quarante-huit heures suivant la requête, avec les mêmes caractéristiques graphiques, la même méthodologie d'accès au site et la même visibilité que celles de la publication à laquelle elles se réfèrent.
Concrètement, chaque fois qu'un individu s'estime diffamé par une publication en ligne (un billet de blog ou… un article de wikipédia), il lui suffit de déposer une requête au tribunal pour que la publication en question soit automatiquement modifiée dans le sens souhaité par l'individu en question ou supprimée. Si la modification ou la suppression n'intervient pas dans cette plage de temps assez réduite, le site sera sanctionné. Pour illustrer cette procédure absurde, Jean-Marie le Ray imagine la situation suivante :
En clair, selon la version actuelle discutée au parlement italien, si j’écris dans un de mes billets, entre autres, que « Silvio Berlusconi est actuellement mis en examen pour corruption et pour favoriser la prostitution de mineures » et que la chose ne lui plaît pas, je serai obligé de publier n’importe quelle déclaration qu’il m’enverra et de la laisser en ligne à la place de mon texte.
Une entreprise collaborative comme Wikipédia.it est clairement menacée par une telle procédure. Cela contrevient au second principe fondateur, la neutralité de point-de-vue. L'article d'une personne vivante n'a pas à être promotionnel ou péjoratif : il se doit simplement de recenser ce qui est dit de notable à son propos. En outre, comme le rappelle Moyg, la notion de diffamation peut être comprise en un sens très large. Par-delà les passifs judiciaires, on peut également tenir le rappel de ses échecs comme diffamant. A partir du moment où la personne visée est seule juge du préjudice commis, tous les excès sont possibles.

Par ailleurs, les bénévoles sont démunis face à un arsenal juridique aussi lourd. Des dizaines de milliers d'articles portent sur des personnes vivantes. Si plusieurs centaines d'entre elles décidaient de porter plainte, la communauté serait proprement submergée. Les amendes prévues en cas de non-réponse sous les 48 heures ne sont pas légères. Le blogger italien Guido Scorsa a émis une évaluation de l'ordre de 12 000 euros. Etant donné les moyens financiers assez restreints dont dispose toute association bénévole, il suffirait d'une vingtaine d'impayés pour que Wikimedia Italia (si tant est qu'elle soit tenue pénalement responsable) dépose le bilan.

Faute d'une adéquation avec la nature décentralisée d'Internet, la loi peut rester lettre morte. Abordant le cas de Wikipédia.it, un article de la Repubblica met en évidence l'embarras futur des tribunaux qui auront à traiter ces requêtes en diffamation :
Qui seront les responsables qui devront répondre aux demandes de rectifications sous 48 heures, étant donné que les utilisateurs sont anonymes et volontaires ? Comment publier concrètement ces rectifications ? Et qui devra payer les éventuelles amendes ? Les utilisateurs, les administrateurs (qui sont également des utilisateurs volontaires) ou la Wikimedia Foundation (mère de tous les projets et propriétaire des serveurs, qui siège en Californie.
Même si cette dilution de la responsabilisation le rend le comma 29 quasi-inapplicable dans les faits, sa simple existence risque de provoquer des dégâts considérables, peut-être irréparables. Guido Scorsa craint en effet l'avènement d'une censure induite où, par crainte de faire face à une requête juridique, les internautes modifieraient par avance la teneur de leurs publications :
Les bloggers seront — sauf exception — incités à rectifier « par peur » (…) Imposer une obligation de rectification à l'ensemble des productions non-professionnelles de l'information revient à fournir aux ennemis de la liberté d'expression une extraordinaire arme de pression — sinon de menace — pour réduire au silence les voix dissidentes.

Vers le blackout

Rectifions d'emblée une erreur assez répandue : la Fondation Wikimédia n'est en rien responsable de ce blackout. Elle l'a soutenu après coup (nous y reviendrons), mais elle ne l'a en aucun cas initié, comme l'a laissé accroire une bonne partie de la presse francophone.

La décision est prise, comme sont systématiquement prises les décisions sur un wiki : consensuellement. Le 3 octobre au soir, Vito ouvre une page de discussion intitulée Comma 29 e Wikipedia. Il ne prend pas la peine de résumer les problèmes considérables que soulève cette mesure (Stringendo). Il présente deux contre-mesures possibles : la fermeture du site et l'affichage systématique d'un communiqué ; le maintien du site et l'affichage systématique du même communiqué selon des modalités qui restent à définir. La très grande majorité des avis exprimés allaient en faveur de la première. Il y a certes eu quelques désaccords, mais finalement assez modérés comme en témoigne la position d'Eustace Bagge :
Opposé au blackout de tout le site. Par contre, il pourrait s'avérer utile de masquer les articles consacrés aux personnes vivantes, si les problèmes ainsi formulés venaient à se poser concrètement.
Dans l'ensemble, le consensus est atteint. Un italophone évoque même un consensus sans précédent, par-delà toutes les affiliations politiques. En consultant la page de discussion, l'on constate effectivement que les avis exprimés vont au-delà de la proposition initiale, limitée à seulement 24h. Certains pensent qu'une durée aussi courte ne pourra être efficace et proposent un blackout sine die. D'autres s'en tiennent au jour unique. On s'accorde finalement sur moyen terme : 48 heures. Par conséquent, sauf prolongation imprévue, l'accès à Wikipédia.it sera rétabli le 6 octobre en début de soirée.

Quoiqu'on puisse penser du bien-fondé du blackout, on ne peut nier son efficacité. Consulté près de 10 millions de fois, le Manifeste est soutenu par une bonne partie de la société civile. Une page Facebook tout juste créée, Rivogliamo Wikipedia est déjà soutenue par plus de 200 000 personnes. Le hashtag #wikipedia est devenu le 3e plus employé sur le twitter italien, passant devant #Moody, signe que la défense de l'encyclopédie libre est devenu un enjeu social plus médiatisé que la décrépitude de l'économie nationale.

Les autorités publiques en ont immédiatement tiré les conséquences qui s'imposent. Il y a quelques heures, un député du Parti de la Liberté Roberto Cassinelli, connu pour ses bonnes relations avec les mondes numériques, a déposé un nouvel amendement contre les dispositions les plus liberticides du Comma 29. Celui-ci spécifierait que les requêtes en diffamation ne permettent pas de modifier le texte initial, mais simplement d'y apposer une « Réponse » bien en vue et sans commentaire. Toutefois, selon Wikimedia Italia, cet amendement ne suffirait pas à régler le problème. A la différence d'un blog, l'infrastructure wikipédienne n'est pas adaptée pour mettre en valeur une telle réponse : les réclamations et remarques sont déposées dans une page de discussion disjointe de la page principale.

En raison de ces retournements, la communauté italophone s'est interrogée sur la nécessité de maintenir le blocage de 48 heures. A priori, les discussions, s'orientaient vers un maintien ferme du plan initial :
in ogni caso non bisogna mollare: sappiamo quali sono i rischi / Dans tous les cas, nous n'avons pas intérêt à nous arrêter là : nous en connaissons très bien les risques.
En fin de compte, le service est rétabli aux alentours de 14h00, soit approximativement cinq heures avant l'achèvement des deux jours initialement planifiés. La mobilisation ne cesse pas pour autant. Un large bandeau d'explication est disposé sur l'ensemble des pages et articles de l'encyclopédie :
Le premier paragraphe résume le Communicato dans ses grandes lignes. Les deux suivants font un point sur la situation actuelle. En voici un essai de traduction :
Les 4, 5 et 6 octobre, les utilisateurs de la Wikipédia en langue italienne ont jugé nécessaire de bloquer l’accès à l’encyclopédie afin de souligner qu’un projet de loi en cours d’approbation au parlement porterait atteinte à la neutralité de Wikipedia (vous trouverez ici le projet adopté par la chambre des députés le 11 juin 2009, puis modifié au Sénat le 10 juin 2010 ; et ici les amendements proposés).

Plusieurs amendements ont été proposés, mais aucune des modifications suggérées n’a été définitivement adoptée. Nous ne savons pas si le vote de la loi sous sa forme originelle — et donc la destruction d'une grande partie du travail entrepris sur Wikipédia — est complètement exclu.

Nous remercions tous ceux qui ont soutenu notre initiative, qui vise exclusivement à la sauvegarde d’un savoir libre et neutre.

Internationalisation de la question italienne

La Wikimedia Foundation a fait rapidement part de son soutien à l'initiative des italophones. La directrice générale du Conseil d'administration de la Fondation, Sue Gardner a clairement conforté cette initiative :
Il semble clair que la loi proposée nuirait à la liberté d'expression en Italie et que, par conséquent, les wikipédiens italiens ont entièrement raison de s'y opposer. la Fondation Wikimédia soutiendra leur position.
Dans une même optique, l'avocat Mike Godwin (notamment connu pour avoir formulé la fameuse loi de Godwin) estime que ce blackout total constitue une réponse adaptée aux législations répressives :
Ayant eu affaire à diverses espèces de censures gouvernementales pendant plus de 20 ans, j'en viens à penser que des actions plus spectaculaires ont plus de chances d'inciter un gouvernement à changer ses orientations.
Cette action plus spectaculaire a eu au moins un effet immédiat : internationaliser un enjeu qui demeurait jusqu'alors italo-italienne. On trouve maintenant des références au Comma29 sur la presse anglaise, allemande, suisse… En France, Le Monde en a fait état dans son BigBrowser (peut-être à mon initiative : je les avais alerté par voie de mail quelques heures plus tôt), de même que Le Figaro, Atlantico, Métro… Toutes ces publications colportent cependant une imprécision regrettable : elles attribuent le blackout à la Fondation Wikimédia ou à Wikipédia comme entité indéfinie, alors que la décision a été uniquement prise par la communauté italophone. Citons néanmoins, à titre de contre-exemple, le cas exemplaire de Numérama qui, sitôt que nous lui avons adressé une demande de correction, a repris son article de fond en comble. Sammyday vient également de me signaler deux autres traitement médiatiques corrects de cette situation ici et . La meilleure publication francophone sur le sujet restant à mon avis l'article de Jean-Marie le Ray pour l'Observatoire des médias que nous avons d'ailleurs amplement cité.

Les autres communautés wikipédiennes n'ont pas non plus tardé à réagir. Sur Wikipédia.de, une Solidaritätserklärung mit dem italienischen Wikipedia-Streik (littéralement Déclaration de solidarité avec la grève de la Wikipédia italienne) a déjà recueilli plusieurs centaines de signatures d'utilisateurs. De son côté, Wikimedia France se déclare solidaire de l’action de la communauté italienne. La wikisphère francophone a rapidement suivi avec les billets de Darkoneko ou de Wikirigoler, ainsi qu'une excellente analyse du Choix du chaos sur les stratégies envisageables des acteurs encyclopédiques.

Plus anecdotiquement, mon blog reçoit depuis avant-hier soir un important afflux de visiteurs chinois : l'affaire du comma 29 ne manque pas de rappeler, sur un mode mineur, le contrôle étroit qu'exerce la RPC sur l'Internet chinois. L'enjeu n'est plus seulement local, mais universel.

Face à l'absurdité de certaines décisions-restrictions étatiques, l'on assiste à l'émergence d'une prise de conscience globale. La Fondation Wikimédia vient ainsi d'introduire une notion nouvelle : le Project-Wide protest, soit littéralement, la revendication-à-l'échelle-d'un-projet. Un résumé de deux lignes précise sa nature en ces termes :
La neutralité est un principe fondateur des projets de Wikimédia. Néanmoins, dès lors que le bien-être d'un projet précis est significativement menacée, la communauté peut impliquer le wiki dans une contestation globale, afin d'attirer l'attention publique sur cet enjeu.
On voit ainsi se dessiner l'ébauche d'un concept juridico-encyclopédique, déjà sous-entendue par cette subtile interrogation des utenti :
Nous souhaitons que Wikipédia reste libre et ouvert à tous, parce que nos articles sont aussi vos articles — nous sommes toujours resté neutre, pourquoi veut-on nous neutraliser ?