« Parle du CAr » / « Ne parle pas du CAr ». C’est, un peu schématisée, l’injonction paradoxale que m’ont soumise
Lebob et
Suprememangaka (alias SM) sur le
blog récemment réaménagé de
LittleTony87 — de la belle ouvrage, soit dit en passant. Lebob me reprochant ma tendance à me dissiper sur les périphéries wikipédiennes (blog, twitter…), incompatible apparemment avec ma dignité d’arbitre et les servitudes (devoir de réserve…) qu’elle présume. SM critiquant ma réluctance à répondre directement à mes contradicteurs et ma propension à m’enfermer dans ma tour d’ivoire loin du bruit du monde (encore les blogs et twitter…). Bref, me voilà bien embêté : dois-je me taire et dresser un mur infrangible entre mes activités de contributeur (médiatisables…) et mes fonctions arbitrales (trop estimables pour être personnalisées) ? dois-je au contraire m’ouvrir aux dialogues et débats consécutifs à mon travail d’arbitre ? Les deux postures se justifient — ce qui ajoute à mon embarras. Néanmoins, je vais tenter d’expérimenter une sorte de compromis. Ce présent billet va parler du CAr, mais d’une manière bien particulière. Il ne s’agit pas d’argumenter et de faire, au mieux, double emploi avec mes avis, commentaires et précisions préalablement déposés sur les différents arbitrages. Je ne vais pas me (nous) justifier. Je vais raconter une histoire. Son pitch me paraît improbable à l’heure qu’il est, mais certains y croient. Allons-y.
21 septembre 2011. Les élections d’arbitres pour le 15e Comité d’Arbitrage viennent d’ouvrir. Elles sont de mauvaises augures. Sept candidats, seulement, se présentent — deux issus du 14e CAr, l’une d’un CAr antérieur. Les quatre candidats restants sont « vierges » mais l’on devine à la lecture des présentations que deux d’entre eux n’ont aucune chance de réunir les voix nécessaires. En outre, les débats sont assez animés. Les polémiques se multiplient, l’on voit émerger de-ci de-là quelques dérapages. Malgré tout, les élections s’ouvrent.
Découragés par ce climat malsain, les wikipédiens ne votent pas en masse. Comme il l’a promis à plusieurs reprises, un groupe d’une douzaine de contributeurs vote systématiquement contre chacune des candidatures proposées. Résultat des courses : deux des sept candidats passent outre le seuil fatidique de 66,66% de ratio pour/contre. Composé de ce seul duo, le Comité d’arbitrage est incapable de fonctionner. En l’attente de la mise au point d’une Prise de Décision appropriée ou la convocation de nouvelles élections, le mandat du 14e CAr est exceptionnellement prolongé. Un bandeau est déposé sur la page WP:CAr, incitant les wikipédiens à ne pas enregistrer d’arbitrage, sauf cas d’urgence extrême, en attendant que la situation soit éclaircie.

A la suite de ce coup d’éclat, les anti-CAr bénéficient d’un courant assez large en leur faveur. Même si ils l’ont partiellement provoquée, on leur reconnaît le mérite d’avoir perçu prématurément la déliquescence du CAr. Ils ouvrent une PDD au titre ambigu (Reconversion du Comité d’arbitrage), suivie avec une certaine bienveillance par l’ensemble de la communauté. Tout paraît bien se passer mais, rapidement, différentes options émergent.
Un premier courant se désintéresse d’emblée de cette PDD — il a déjà obtenu ce qu’il désirait. Pour plus de commodité, l’on pourrait le qualifier de libéralo-anarchiste. Des utilisateurs comme
Jean-Jacques Georges ou
Brunodesacacias préconisent de longue date la disparition d’instances communautaires comme le Comité d’Arbitrage et un retour au versant purement éditorial de l’encyclopédie collaborative. Très cohérente, leur vision de Wikipédia exclut tout recours à des règles de socialisation, inutilement compliquées. Dans cette optique, la disparition du CAr n’est qu’une étape, certes essentielle, dans la refonte des rapports inter-wikipédiens.
Sans s’en désintéresser totalement, des utilisateurs modérés comme LittleTony87 interviennent peu. A leurs yeux, le problème ne vient pas de la réforme de 2010, mais de la porosité des rapports entre le CAr et les Administrateurs-Bureaucrates. Ils souhaitent mettre en place une équipe entièrement neuve et détachée des conflits personnels préexistants. Parallèlement à la PDD, ils préparent de nouvelles élections. Avec un peu d’habilité et une propagande adaptée, ils parviennent à convaincre plusieurs jeunes utilisateurs de se présenter. Le nombre de votants est peu élevé, mais un ratio pour/contre également bas entraîne la désignation de la quasi-totalité des candidats. Avec près de trois mois de retard, le 15e CAr se forme. Au départ, tout paraît bien marcher. Rapidement, le climat se dégrade. Les nouveaux arbitres sont inexpérimentés et doivent se former sur le tas. D’abord accueillis avec indulgence, leurs erreurs et maladresses inspirent une certaine méfiance :

Surtout, au bout de quelques mois, la question de la collusion arbitre-arbitré revient sur le tapis : l’un des arbitres favorise ouvertement son ancien parrain. Les partisans de la PDD ont beau jeu de montrer que le problème ne vient pas de l’équipe mais du règlement du CAr. De plus en plus discrédité, le 15e CAr reçoit de moins en moins de demandes. Les élections pour le 16e CAr de mai 2012 n’aboutissent pas : quatre candidats se présentent et, du fait de la résurgence des votes contre systématique, aucune n’aboutit. Le CAr est fermé.
Pendant ce temps, la PDD poursuit son cours. Procédurier assez brillant, SM a mis au point un projet cohérent et structuré. Un nouveau règlement, de moitié plus long que le règlement de l’ancien CAr prescrit très exactement les droits et devoirs des arbitres, les prérogatives des arbitrés, les dispositions des résolutions d’arbitrage… L’ensemble est imposant et paraît pouvoir fonctionner. Toutefois, la discussion traîne en longueur. Des intervenants multiples précisent leur point-de-vue sur chacun des points du règlement. Plus problématiquement, d’apprentis juristes prouvent par a+b que telle règle x est incompatible avec telle règle y. Le nouveau règlement n’en finit pas de s’alourdir et de se surcharger d’apostilles et de codicilles. Désireux d’en finir, ses principaux rédacteurs ferment la phase de discussion et soumettent le règlement à la communauté en avril 2012. Ils optent pour une présentation pas idiote : l’ensemble du règlement est jugé d’un bloc, puis chacun de ses points les plus contestés est déterminé séparément. Les déboires du 15e CAr semble relancer une mécanique d’adhésion en faveur du projet. Elle s’enraye cependant rapidement. Les régulations paraissent excessivement compliquées. Une critique, notamment, revient fréquemment :

A ce propos, un wikipédien anonyme croit bon de diffuser un montage vidéo, dérivé d'un
film d'Orson Welles, qui acquiert rapidement une certaine popularité :
L’un dans l’autre, la PDD avorte, d’assez peu il est vrai (47% de pour / 53 % contre). Plus que le rejet, ce qui domine, c’est une certaine lassitude. Wikipédia a consacré beaucoup de temps à toute cette histoire et aspire à tourner la page.
(Il va sans dire qu’
Alexander Doria, devenu administrateur, s’est retiré de cette wikipolitique de plus en plus agitée. Il gère son
portail politique en bon père de famille et personne ne vient le déranger sauf pour lui adresser des médailles et des félicitations qui finissent par encombrer excessivement sa PU)
Ce qui s’impose, en définitive, c’est la première option. Le CAr a disparu. Rien ne l’a remplacé. Les administrateurs disposent, seuls, des pouvoirs de médiation. Même si le BA joue son rôle régulateur, les excès dans l’usage des outils s’accumulent. Seul un administrateur peut empêcher un administrateur, hors leurs pouvoirs sont égaux. Plus gravement, rien ne permet de régler les conflits entre administrateurs. Les bureaucrates disposent certes de la légitimité nécessaire mais n’ont pas été élus pour ça. Ils interviennent par à-coup en obligeant l’administrateur concerné à venir faire confirmer son statut, voire en faisant appel aux stewards pour le désysoper. Ces actions isolées ne sont pas forcément appréciées : le 13 décembre 2012,
Popo provoque un second désysopage de
Rémih. La fronde anti-administrateur et anti-bureaucrate s’étend. Cela pourrait devenir grave mais heureusement, un événement impromptu met soudainement tout-le-monde d’accord. Bien que davantage prévue par les blockbusters américains que par les mayas, la fin du monde intervient effectivement le 21 décembre…
Exception faite de la chute finale, sur laquelle je ne m’avancerais pas trop, ce récit me paraît très incertain, mais vraisemblable. Je n’ai pas imaginé grand chose. J’ai simplement tiré les conclusions logiques des diverses prises de position que j'ai pu relever. Derrière un front apparemment uni, les anti-CArs accumule les considérations et motivations contradictoires qui laissent augurer des débats assez riches, mais pas forcément concluants.
Voilà qui nous ramène au début du billet. Certes, la divergence entre SM et Lebob au sujet de l’interventionnisme des administrateurs ne porte pas vraiment à conséquence. Il s’agit d’un point mineur au regard de l’essentiel — Lebob a raison de le rappeler :
Que SM et moi ne soyons pas d’accord sur la façon dont les arbitres devraient communiquer ne nous empêche pas d’être d’accord sur l’essnetiel, à savoir que le CAr fonctionne de façon erratique.
Toutefois, cette opposition ferme et résolue au CAr actuel représente-t-elle
tout l’essentiel. Rien n’est moins sûr. Les intérêts négatifs pèsent généralement moins lourd que les idéaux positifs. En règle générale, les fronts « anti » finissent par s’étioler une fois leur antagoniste disparu : parlerait-on encore aujourd’hui d’un antigaulliste ou d’un anticommuniste ? C’est d’ailleurs en prévision de cet étiolage que les anti-mondialistes des années 1990 sont devenus alter-mondialistes à l’orée des années 2000. Par honnêteté vis-à-vis de la communauté, les anti-CArs pourraient-ils se muer en alter-CArs ? Ils possèdent en effet une force de déstabilisation certaine : le groupe agit solidairement (toute discussion sur le CAr implique l’intervention automatique de quatre ou cinq de ses membres), il dispose de relais assez efficaces (le blog le plus lu de la périphérie wikipédienne, Wikirigoler lui est plutôt favorable), et, par la grâce de la règle des 66,66%, il peut raisonnablement espérer invalider une ou deux candidatures envisageables (ce qui, d’ailleurs, contrairement à l’effet recherché, discrimine les candidats vierges). Ce pouvoir implique l’exercice d’une responsabilité équivalente. Si les anti-CArs croient sincèrement pouvoir renverser le CAr aux prochaines élections, ils doivent clarifier leur discours, et ce bien au-delà des « légères différences » évoquées en passant par SM.
Allez, en fin de compte, entre la prescription et Lebob et celle de SM, je choisis la seconde et me déclare prêt à débattre autant que nécessaire. Mais, jouons carte sur table.
[Edit : depuis la publication de ce billet, j'ai lancé une
Consultation pour une réforme du Comité d'Arbitrage. Avec un peu de chance, la fiction restera une fiction]