Affichage des articles dont le libellé est Fiction. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Fiction. Afficher tous les articles

jeudi 18 août 2011

wiki-roman-feuilleton (15/60)

ABCD… ABCD… Abécédaire ? Hmm… Ça ne me dit rien du tout.

Guido Colón était soucieux. Une crevasse perlait sur sa joue gauche. Cherchant un éxutoire au stress, ses dents tiraillaient un bout de chair intra-buccal. Perdu dans le vide, son regard fixait Ramaad par intermittence.

— Tu as pensé à regarder sur les encyclopédies ?
— J'ai fiché tous les articles correspondants à cette identité. Il y en un peu moins d'une centaine.
— Et alors ?
— Rien qui vaille la peine. Des associations d'amateurs dans la plupart des cas, trois maisons d'édition de manuels de lecture, plusieurs groupes de recherche en communication et en linguistique. Je suis même tombé sur le pseudo d'un écrivain spécialisé dans la rédaction de novellettes érotiques impliquant des extraterrestres. Du menu fretin. Tout ce monde là n'aurait pas les moyens de débaucher et de former un agent double au sein de la Fondation.
— Je peux voir…

Ramaad lui tendit une feuille écran épaisse d'un demi-centimètre. Elle n'était pas trop facile à manipuler. Sa mémoire assez étendue permettait de consigner un grand nombre de données. La liste commençait comme suit :


— Et dans les articles supprimés ? Les articles privés ?
— Tu penses bien que je n'ai pas cantonné mon audit à l'espace principal. J'ai tout pris en compte. L'ABCD d'Elika, si elle existe, s'est bien cachée. À moins qu'il ne s'agisse d'un nom de code. Si c'est le cas, on ne la trouvera jamais.
— On peut poursuivre la filature.
— Possible. Mais je suis un peu dubitatif. Elikia est un type très secret et très prudent. Il a été formé par la dissidence Bandangunaise. Maintenant qu'il pense avoir été surpris, il va redoubler d'attention. Faudra y aller en douceur. Ça va prendre du temps. La Fondation n'aura peut-être pas la patience.
— Effectivement. Il n'y a pas vraiment d'autres solutions. J'ai peut-être une dernière carte à jouer. Mais ce n'est pas à côté. Et ça ne marchera pas forcément.

Ramaad s'entendit répondre « pourquoi pas ». Deux heures plus tard il se retrouvaient dans le TTGV du sud-ouest-ouest. À moins d'un retard, ils seraient à Genève en 57 minutes.

mercredi 17 août 2011

wiki-roman-feuilleton (14/60)

Ramaad avait l'esprit tranquille. Les minutes lui filaient entre les doigts. Maladroitement posé sur un sol instable, son corps ne se rebellait pas. Le sang coulait sûrement entre ses veines engourdies. Les courbatures n'entravaient rien. En fait, elles le maintenaient alerte et éveillé.

Il avait Elikia dans le viseur. Elikia débattant péniblement avec un locuteur invisible. Se tortillant par intermittence. Incarnant burlesquement la conviction qui manquait à son discours. Contrairement à l'effet recherché, le champ de silence dévoilait sa situation : c'était un homme aux abois. Il frétillait comme un gardon pour se dépêtrer d'un filet de conneries qu'il avait lui-même tissé.

Au bon d'un certain temps, son attention quitta Elikia. Il avait remué ses traits dans tous les sens. Il ne pourrait rien en attendre de plus. Il s'affala sur la poussière, releva la tête et s'ouvrit aux bruits du dehors. Un type martelait des percussions avec une maestria indéniable. Des noctambules (il était plus de 22h00) allaient et venaient plus ou moins gaiement. Quelque fois des milices motorisées sillonnaient le quartier :



Cric-crouc. Elikia avait bougé. La main posée sur sa ceinture, il venait d'interrompre le champ de silence. Il se relevait, restait accroupi, saisissait une petite malette, s'apprêtait à partir, puis se rasseyait. Comme par acquis de conscience, il tenait à vérifier quelque chose. Ramaad entendit le froissement significatif d'une feuille de papier — significatif car on l'entendait rarement en dehors de certaines circonstances officielles. Les feuilles-écrans étaient tellement plus pratiques. De loin, il parvint à discerner l'image d'une lettre manuscrite : déliés, contrastes hésitants, formes aléatoires…


Ça n'allait pas plus loin que l'image. De son poste d'observation il ne pouvait rien comprendre, hormis une brève mention introductive : ABCD. Il se rapprocha. Elikia flaira un sale coup. Il se retourna, ne vit personne, mais se sentit néanmoins en insécurité. Il remballa prestement ses affaires et prit le chemin du retour.

Ramaad le suivait avec une certaine distance. Il murmurait :

ABCD… ABCD…

wiki-roman-feuilleton (13/60)

La pièce était grande et inondée de jour. Une grille tenait lieu de plafond. Elle donnait sur l'extérieur. Des gens marchaient dessus sans se soucier de ce qui pouvait se passer en-dessous. On les entendaient parler. Ramaad attrapa plusieurs mots émanant d'autant de voix différentes :

Café… Situation… Je veux bien mais… Tu sais… Je n'aime pas ça… Des soldes aux… Mon conversant ne… Rien à y faire…

Il s'avança précautionneusement. Il manqua pourtant d'écraser un dos : celui d'Elikia. Assis sur un roc, recroquevillé sur ses genoux, celui-ci n'avait pas entendu Ramaad venir. Il avait l'air occupé. Il parlait tout seul. Aucun mot ne sortait.

Ramaad comprit rapidement qu'il était, lui aussi, équipé d'un champ de silence. Il ne pouvait l'entendre mais lui, non plus, ne pouvait l'entendre. Elikia était prisonnier de sa sécurité. En brouillant les écoutes il se privait lui-même de sa capacité d'écouter.

Ramaad se retira. Le champ de silence n'allait pas durer éternellement. Elikia se relèverait. Peut-être qu'en se relevant, il entamerait de brefs monologues. Les espions et d'une manière générale les gens qui ont quelque chose à cacher ont une facheuse tendance à parler tout seul. Faute de pouvoir faire confiance à quiconque, ils se rabattent sur leur propre personne.

Ramaad comptait bien exploiter cette faille. En attendant, il se posta en hauteur, à la surface d'une espèce de colonne bien amochée. Ses cheveux touchaient la grille. De temps à autre il passait ses doigts entre les barreaux.


L'air frais lui faisait du bien. Il pourrait tenir longtemps — tant que dure la conversation silencieuse d'Elikia.

mardi 16 août 2011

wiki-roman-feuilleton (12/60)

Le rebord n'était pas long. Ramaad eut tôt fait d'en faire le tour. Il ne remarqua rien. Il fureta encore un peu. Puis, le sol trembla : le métro arrivait en station ; les portes crissèrent ; il était temps de déguerpir. Ramaad se releva et s'achemina rapidement vers le quai. Il fut soudain traversé d'une sensation bizarre : ses pieds traversaient le mur. Jusqu'ici à moitié suspendus dans le vide, ses talons reposaient entièrement sur la terre ferme. Ses orteils s'enfonçaient dans une paroie évidée. Il se baissa en s'accrochant à toutes les sinuosités qui lui tombaient sous la main.

Il constata l'existente d'une excavation haute de 60 centimètres et large d'un mètre. Avec un peu d'acrobatie, un corps humain pouvait s'y glisser sans peine. Il se recroquevilla. Sa tête passait et le reste suivait.

Entre-temps, le métro s'était mis en mouvement. Les parois de l'avant commençaient à frôler ses chaussures. La rame accélérait exponentiellement : 3, 15, 40, 90 kmh.


Il s'abrita à temps. Il s'en était fallu de peu que le pied gauche ne fût happé par cette puissante dynamique adhésive. Dans le meilleur des cas, Ramaad lui aurait dit so-long et aurait consolé sa cheville orpheline pendant le restant de ses jours. Dans le pire, toute sa personne aurait valdingué en petits morceaux dans le kilomètre séparant les Filles du calvaire de République.

Encore frissonnant de ces deux expectatives, il s'abîma dans le mur. Il trouva ce qu'il pensait trouver : la station fantôme. Après l'éboulement de 2017, la station des Filles du Calvaire ne fut pas reconstruite exactement au même endroit. Le sol ayant prouvé son inaptitude à abriter des cavités trop large, on la transporta un peu en amont. L'ancienne station, désaffectée et fermée au public, restait néanmoins accessible par le biais de ce rebord et de cette excavation.

Ramaad ne voyait goutte. Pour ne pas se perdre, il avançait la main collée au mur. Un autre métro passa. Son vif éclairage dévoila l'architecture des lieux : à droite, deux galeries ; à gauche, une galerie et un escalier.


Attiré par la surface, il prit l'escalier. Ce devait être un escalator depuis longtemps hors d'usage. Enseveli sous les gravats et les moisissures, il faisait l'effet d'un étroit escadrin d'église. Il menait effectivement à la lumière.

wiki-roman-feuilleton (11/60)

Ramaad avait l'impression de connaître les lieux. Il n'était jamais descendu à cette station — enfin, du moins, il le croyait. En dehors de son RER H quotidien, il prenait rarement les transports quotidiens. Paris n'était pas si grand (surtout depuis le détachement de zones sinistrées comme le Lieu-dit de Monceau). Un bon marcheur pouvait se rendre n'importe où en un peu moins d'une heure. Il n'avait aucune raison d'emprunter cette satanée ligne 8 plutôt que la surface. A fortiori dans un quartier aussi chic que le Marais, où il faisait bon traîner.

Pourtant, cette expression, « Station Filles du calvaire », lui disait quelque chose. Il l'avait beaucoup entendue à une époque. Les gens en parlaient. Les informations y revenaient sans cesse. Avec des images… Comment étaient-elles ces images ? Un peu comme des sous-sols miniers peut-être.

En croisant les réminiscences, il parvint à identifier l'événement. Cela devait se passer en 2017 ou 2018. Le plafond d'une station était tombé. Beaucoup de victimes. Il creusa plus amont dans sa mémoire et en sortit une image :


Il avait moins de cinq ans lors de la publication de cet article. Il n'aurait pu le mémoriser. Heureusement, son père, un maniaque de l'info, imprimait tout ce qui pouvait passer d'intéressant. Puis il laissait traîner ces imprimés un peu partout. Ramaad avait pu visualiser souvent cette une de Rue89 au cours de son enfance.

Il s'assit sur un banc et réfléchit. Deux métros passèrent. Juste après le passage du deuxième, tout s'éclaira. Il marcha jusqu'à la tête de station. Le quai ne s'arrêtait pas là. Un léger rebord permettait de poursuivre plus loin. Il posa un pied, puis l'autre. Il glissa doucement vers l'inconnu.

lundi 15 août 2011

wiki-roman-feuilleton (10/60)

Ramaad avait omis un détail essentiel. Il n'y a qu'une sortie à la station Filles du Calvaire côté Balard. Et cette sortie est située à l'arrière du train. Il ne pouvait pas quitter le métro sans qu'Elikia s'en aperçoive. Il lui faudrait jouer serré : attendre qu'il passe avant de sauter de wagon. En espérant que le train ne parte pas trop tôt.

« Fi-Fille du Calvaire »

Comme par un fait exprès, l'annonce vocale bégayait. Cette ligne est vraiment ridicule, pensait-il. Je ne comprends pas pourquoi on s'acharne à la laisser croupir. Tout ça pour plaire aux troupeaux de touristes chinois ou indonésiens. Comme ce couple-là, juste à côté de moi. Probablement originaire de Jakarta. Ils ont pas honte de s'afficher comme ça avec leur graisse, leurs fringues grand siècle et leurs toureiffels en peluche dans le métro parisien.

Ramaad ravala ses sarcasmes. Elikia s'était levé. Il n'était plus temps de monologuer. Il écarta vivement le couple et, se frayant un chemin entre les sièges, les bagages et les voyageurs il ouvrit la première porte du wagon. Il se carra sur le côté et observa le défilé des voyageurs.

Il n'y avait pas grand monde : deux couples, cinq individus seuls tous sexes confondus. Et ce fut tout. Pas d'Elikia. Le métro sonnait. Ramaad ne pouvait pas se permettre d'abandonner la filature. Quitte à prendre le risque de se découvrir, il fallait aller jusqu'au bout. Il se glissa entre les deux portes bientôt closes. Il se retrouva sur le quai. Seul.


Elikia était parti sans que l'on sache par où. Ramaad avait raté son coup. Il avait peut-être réussi beaucoup mieux. Ce type devait être un peu weird pour prendre la peine de disparaître. Il l'avait perdu de vue mais il le reverrait demain. On voyait se dessiner l'ébauche d'une piste. Guido serait content.

A tout hasard, il longea le quai côté départ.

wiki-roman-feuilleton (9/60)

« Chemin vert »

L'annonce vocale paraissait être le fait d'un conversant. Pour un peu, Ramaad aurait élevé la voix afin de la corriger. La terminaison -in de Chemin avait été prononcée à l'ancienne. Or, depuis une vingtaine d'années, la phonologie des nasales françaises avait beaucoup évolué. Sous l'influence conjointe de l'arabe et de l'anglais, le ɛ̃ s'était chargé d'une pulsion consonnante, sorte de léger -nm' qui abrégait le son prolongé comme un coup de fouet : Chemin——nm' vert.

Sur le point de parler, Ramaad se souvint de l'archaïsme proverbial de la ligne 8 : elle demeurait muséifiée, inchangée depuis le début du siècle. Peut-être ses administrateurs espéraient séduire, par leur inaction, les nombreux touristes à l'affût d'un succédanné au voyage dans le temps.

Donc, pas de conversant. Juste une voix enregistrée, incapable de se corriger d'elle-même. S'ensuivait un autre son, tout aussi daté que le précédent : le crissement de portes visiblement conçues antérieurement à l'invention de l'ouverture instantanée par pression hydraulique. La béance ainsi formée dévoilait la vue suivante :


— Bonne chance pour ton date. Tu me diras demain.
— OK.

Ramaad abrégea les salutations. Il était pressé de sortir car il était aussi pressé de rentrer. Il attendit aussi longtemps qu'il put. Le métro était sur le point de partir. Il s'engouffra dans le quatrième wagon.

Pendant le trajet qui séparait Chemin vert de Froissart, il observa discrètement Elikia. Par intermittence, celui-ci soulevait amplement ses bras, comme pour donner plus de poids à un discours. Il parlait à quelqu'un. Peut-être à distance. Peut-être à proximité — le type assis juste en face de lui avait l'air de l'écouter. Ramaad se serait bien approché. Il ne pouvait avancer sans se découvrir. Il resta coincé entre les deux moitiés d'un couple assez corpulent. Les pieds plaqués au sol, il était prêt à bondir lorsque le conversant — non, la voix enregistrée — égrenerait ces trois mots : Filles du calvaire.

samedi 13 août 2011

wiki-roman-feuilleton (8/60)

Elikia avait bouclé sa journée plus tard que d'habitude. Cela ne l'embêtait pas outre mesure. Il avait pu abattre le boulot du mois : le tri et le réordonnement de 2300 catégories liées à l'automobile. Il était en avance sur son schedule. Les objectifs de demain, d'après-demain et des deux jours suivants étaient déjà atteints. Il se conformait à l'image de l'employé-modèle telle que véhiculée par la doctrine du détachement relationnel. La hiérarchie serait contente de lui. Il allait pouvoir demander un congé. Sa famille résidait au Bandundu, une ancienne région de l'ex-Congo-Kinhasa qui avait accédé à l'indépendance au cours de la décennie 2010. Dominée pendant près de 20 ans par un dictateur éclairé, le pays avait fait récemment l'acquisition d'un régime démocratique. Elikia comptait demander prochainement sa mutation sur place. Tout dépendrait de ces états de service au sein de la Fondation, qui sans atteindre les proportions quasi-masochistes de ceux de Ramaad demeuraient excellents. Ainsi que de la perpétuation d'un certains nombre de réseaux personnels dans son ancienne patrie.

Délivré du poids pénible de ces imbitables catégories, l'esprit d'Elikia s'abandonnait à des conjectures sans fin. Pour un peu, il en aurait manqué son métro. Quelque chose l'avait heureusement rappelé à l'ordre. Il avait senti un visage familier se poser sur lui. Il se retourna. Il vit Ramaad, debout, à une dizaine de mètres de là, juste sous l'enseigne lumineuse annonçant les horaires du train. Il n'avait pas l'air de le regarder. Les portes s'ouvraient et il était tout prêt de s'engouffrer dans le troisième wagon. Elikia pressa le pas et le rejoignit juste avant le départ du métro.

— Tiens, tiens… Tu ne prends pas le RER aujourd'hui ?
— Non. J'ai un date dans le centre-ville.
— Tu descend où ?
— Chemin vert. Et toi ?
— Deux stations plus loin. Aux Filles du Calvaire.
— Ah… Je ne pensais pas que tu habitais par là.
— Ben si, comme tu vois.

Le métro avançait lentement. Du moins comparativement au RER de Ramaad, qui traversait une bonne partie de l'Île-de-France en une demi-heure. En dehors de quelques aménagements mineurs, la ligne 8 n'avait pas fondamentalement évoluée depuis le début du siècle : pas de wagons de tête coulissants, pas de soutien à air comprimé… Voire dans certaines stations, pas de portes automatiques. Les transports publics du Bandundu devaient être certainement mieux équipés. Voilà qui, par-delà tout sentiment de nostalgie, motiverait le retour d'Elikia dans son heimat.

— Et sinon… Elle est jolie ?
— Qui ?
— Ton date.
— Assez. Elle n'est pas canon-canon mais… Comment dirait-on ? Agréable à regarder.
— Tu la connais depuis longtemps ?
— Une semaine. C'est une de mes ex qui m'a envoyé son contact.
— Et tu as confiance en elle. En ton ex, je veux dire…
— Oui, oui. Nous sommes resté ami. Tant que nous étions ensemble nous nous détestions. Puis, depuis qu'il n'y a plus d'enjeux de couple, on s'entend très bien. Il n'y a pas à dire, c'est épuisant l'amour.

Tout ce que racontait Ramaad était vrai. Hormis la datation. Les éléments narratifs les plus récents remontaient à plus d'un an. Il avait rapidement improvisé un gloubi-boulga de sa vie sentimental pour assoupir les suspicions d'Elikiaa, tandis que le métro serpentait l'interminable ligne 8.

…suite au prochain épisode

jeudi 11 août 2011

wiki-roman-feuilleton (7/60)

Le dimanche 11 août 2041 ne ressemblait pas au samedi 10 août 2041. Après une longue série de pluies aussi violentes qu’intermittentes — la langue courante commençait à évoquer une mousson parisienne — s’en était suivi un soleil de plomb. Le ciel affichait une clarté aveuglante qui se reflétait partout : sur la Seine, les fontaines publiques, les vitres fuyantes des RERs en marche, les casques des conversants, les bawling squids argentés des milices et le regard de certains égarés. Ramaad comptait parmi les égarés.

Il avait marché toute la mâtinée. Parti de son deux pièces pour boire un café, il avait finalement erré de quartiers en quartiers. Il espérait sans doute que l’incertitude de l’errance restaurerait, par compensation, la certitude de l’esprit. Ne résistant pas à l’appel des ruelles dérobées, il s’enfonçait progressivement dans une zone secondaire assez glauque. Ancienne partie de Paris, elle s’en était détachée depuis la publication du décret municipal du 11 novembre 2035. Sa désignation officielle était le lieu-dit de Monceau mais les parisiens se contentaient généralement du seul nom de Lieu-dit. Elle couvrait le nord du VIIIe arrondissement et une bonne partie du XVIIIe. La densité était faible (guère plus élevée que celle d’un bourg provincial). Les immeubles, inoccupées, étaient progressivement abattus pour laisser place à des espaces verts. En attendant une hypothétique reconversion écologique, le Lieu-dit se repeuplait sur le modèle d’Harlem : y affluaient ceux dont on ne voulait pas ou plus.

Il ne devrait pas, mais Ramaad aimait plutôt ce coin-là. En particulier un large terrain vague où, abandonnée à ses libres penchants, la nature dessinaient des paysages surprenants. Il évoluait au sein d’une faune un peu hébétée d’immigrés récents, de marginaux et de chômeurs en fin de droit. Il gardait ses distances et prit place sur son banc habituel. Le panorama désolé qui s’offrait à ses yeux était propice à l’éveil de ses pensées :


Il resta près d’un quart d’heure en proie à une certaine mélancolie. Enfin, il se sentit rasséréné. Il inspira, tourna la tête à-droite-à-gauche, agrippa sa ceinture et la secoua légèrement. Un tilt positif. Le système était en marche. Ramaad soulevait maintenant ses lèvres à rythmes réguliers. Aucun son ne sortait. Il avait pourtant l’air de se comprendre. Les quelques promeneurs qui passaient à proximité s’étonnaient de ce comportement déviant : un sourd monologuant ? un idiot en pleine conversation avec lui-même ? On le fixait, interrogatif. Puis, faute d’y trouver une explication rationnelle, on s’éloignait.

Le point-de-vue de Ramaad était tout autre. En activant le petit appareil de Guido Colón, il avait provoqué l’émanation d’un champ de silence. Son corps se trouvait cerné par une muraille invisible. Quelque chose de comparable au champ électromagnétique de la Terre, à ceci près ce champ ne filtrait pas les vents solaires mais les sons humains. Les fréquences entrantes et sortantes étaient diminuées d’une centaine de décibels. L’explosion d’une bombe JK aurait fait l’effet de la chute d’une feuille morte. Tout le reste demeurait inaudible.

Quiconque pénétrait le champ de silence pouvait parfaitement percevoir les sons attachés aux mouvements articulatoires de Ramaad. La protection n’était pas infaillible mais bénéficiait de la perpétuation de certains habitus sociaux-culturels : dans la plupart des pays occidentaux les relations corps-à-corps demeuraient distantes. Un vide doit s’imposer pour permettre à chaque individu de préserver son intimité et son individualité. Dans les années 60 du siècle dernier, un sociologue américain avait qualifié cette modulation spatiale des rapports humains de proxémie. Cette proxémie constituait la garantie la plus efficace de l’inviolabilité du champ de silence.

L’appareil de Colón ne retenait pas seulement les sons. Il les transmettait également sur une fréquence cryptée. Ramaad pouvait ainsi converser librement. D’autant que les milices et les vigiles ne s’aventuraient pas au cœur du Lieu-dit. Ils en surveillaient la périphérie, les entrées et les sorties. Tout ce qui pouvait se passer à l’intérieur ne les intéressaient pas.
— Salut Ramaad. Ton dimanche matin se passe bien.
— Correctement. Sans plus. Probablement studieux en fait. Ce serait compliqué de mener l’enquête pendant les heures de bureau. Tu as trouvé les adresses ?
— Pas tout-à-fait. La Fondation est soucieuse de protéger la vie privée de ses employés. Elle est encore très loin d’appliquer intégralement les préceptes du détachement relationnel. Ce qui n’arrange rien.
— Mais c’est un cas de force majeur. On ne pourra rien pour eux s’ils s’amusent avec des conneries de ce genre. Comme dit le proverbe : « Aide-toi pour être aidé ».
— Ils en sont bien conscient. Mais ils tiennent à respecter les procédures. Faut d’abord que j’envoie un formulaire en bonne et due forme à un checkuser, qu’il examine le cas en comité… Ça prendra bien un mois.
— On n’a pas le temps. Ms Liǎojiě me l’a bien dit : les opérations commencent dans quelques jours.
— Je le sais. C’est bien la raison pour laquelle je me suis permis de me renseigner de mon côté. Comme beaucoup des membres de la Fondation, deux de tes trois collègues contribuent à titre bénévole sur Wikipédia. En bidouillant un peu le système j’ai pu récupérer leurs codes IPX — et donc, indirectement leur localisation.
— Alors.
— Enzo Cretsmar campe au 14 rue de Charonne. Anya au 46 avenue d’Italie mais j’ai un doute là-dessus. L’adresse est aussi celle d’un café. Il n’est pas exclu qu’elle ne contribue pas de chez elle.
— Et pour Elikia ?
— Rien-Nada-Zilch. Il fait un job de fonctionnaire. Tu ne le savais ptêt pas, mais il effectué toute sa carrière dans de nombreuses ONG ouest-africaines. Pour le retrouver, il faudra revenir aux bonnes vieilles méthodes.
— Lesquelles ?
— La filature… Demain soir, si tu peux, en sortant du bureau, tu le suis. Si possible, fais-lui croire que tu as un rendez-vous dans le même quartier que lui. Dès qu’il sors du métro, tu fais mine de le quitter, tu attends qu’il se situe à bonne distance, puis tu ne le lâches plus. Dès que tu parviens à identifier son logement, tu me fais signe. Je te rejoins.
— OK. OK.
Un second tilt retentit. La conversation était terminée. Le champ de silence s’estompa. Ramaad reprit conscience du bruit de la ville — toutes ces routines sonores qui passaient inaperçues en temps normal… Il trembla convulsivement face l’intrusion soudaine du quotidien.

Dans l’ensemble, l’échange était plutôt rassurant. Colón prenait les choses en main. Il allait sans doute usurper une bonne part de son mérite. En même temps, il s’investissait franchement, sans réticence ni hypocrisie. Il ferait tout pour que la mission aboutisse. Mieux valait partager le succès ou l’échec, que de faire face, seul, à leurs conséquences pas toujours plaisantes. La mission ne l’inquiétait pas plus que ça. Ce qu’il redoutait, c’était l’après-mission. Ce moment que les romans d’espionnage masquent derrière un The End triomphal, mais qui constituait souvent le véritable The End des espions de chair.

mercredi 10 août 2011

wiki-roman-feuilleton (6/60)

— Mais c'est un travail de patrouilleur
— Le travail de patrouilleur est déjà fait [claquement de langue significatif qui traduisait une certaine posture condescendante]… Fait et bien fait. Je ne tiens pas à vous en dire beaucoup. Suffisamment pour que vous pouviez commencer votre enquête… Mais, pas plus que suffisamment.
— Vous ne me faîtes pas confiance.
— Ce n'est pas la question. On vous fait — raisonnablement — confiance. On a soumis votre CV en même temps que ceux de vos collègues à la DD…
— La DD ?
— Détection des défection. Du jargon administratif. Il ne s'agit pas d'un service mais d'un centre informatique de traitement des données qui, en fonction des antécédents et du comportement présent évalue le risque de défection potentiel ou RDP, d'un individu donné. Votre RDP était très faible, de l'ordre de 2,1 %, sachant que le RDP moyen tourne autour de 5,4% par décennie. Par comparaison, vos trois collègues présentent des taux sensiblement plus élevés : 6,3% pour M. Buntu, 7,7% pour Ms Tamah et jusqu'à 13% pour M. Claustmar.
— Hmm… Qu’est-ce que vous entendez exactement par défection ? La trahison complète, l’espionnage en amateur, le simple fait de s’arranger de temps à autres… Le terme me paraît vague. Trop vague pour permettre la mise au moins de séries statistiques.
— Par défection l’on entend le fait de renier complètement l’autorité hiérarchique. D’agir comme si l’on ne faisait pas à proprement partie d’une organisation. L’arrangement intempestif mène à la défection, mais ne constitue pas la défection en elle-même. Un peu l’équivalent d’une drogue : on ne dira pas d’un sujet non dépendant qu’il est drogué. Juste un drogué potentiel.
— OK. Vous me faîtes donc confiance. Mais vous ne me dîtes rien, ou presque. Il y a un truc qui cloche.
— Nous ne sommes pas dans une situation facile. Je vous demande de faire preuve d’un peu de compréhension. Ce qui se passe est beaucoup trop gros pour que vous le sachiez. Ça vous handicaperait. Pas seulement pour cette mission. Pour votre vie entière. On n’a pour l’heure qu’une faible idée des acteurs impliqués. C’est suffisant pour nous ôter le sommeil…
— Cela vous effraie vraiment, ce truc ? Tant que ça ? J’ai du mal à imaginer. La Fondation paraît si puissante.
— Elle l’est, Ramaad, elle l’est… Mais, réveillez-vous et regardez un peu autour de vous. Il n’y a plus de police. La violence légitime est détenue par les milices et les agences de surveillance, et cette violence-là se monnaye. Celui qui a de l’argent n’a rien à craindre et tout à espérer.
— Si vous le dîtes… Bon, concrètement, qu’est-ce que je dois faire ?
— Dans l’immédiat pas grand chose. Les véritables opérations commenceront la semaine prochaine. Tout ce qu’on vous demandera c’est de prendre contact avec Guido Colón. Vous le connaissez ?
— Non.
— C’est un patrouilleur. Il vous assistera. Vous devrez faire appel à lui pour vérifier les contributions masquées.
— Pourquoi ne pas faire appel à Théo ? Théo Victor. Je m’entends bien avec lui. Je sais comment il travaille.
— M. Victor fait partie de la liste des défecteurs potentiels. En tant que patrouilleur attaché à votre service, il a accès à votre connexion sécurisée et peut l’utiliser à des fins para-professionnelles.
— Son RDB ou RDP — je ne sais plus — est élevé ?
— Assez. 10,35%. Mais vous ne devez pas y accordez trop d’importance. Au même titre que votre administratrice, Ms Korruptsiya, il appartient à un second cercle de suspect. Techniquement, tous deux peuvent avoir initié la manipulation. Ils ne peuvent pas l’avoir mené jusqu’à son terme. Leurs temps de présence sont trop brefs : M. Victor agit comme patrouilleur pour le compte de quatre autres services ; en tant qu’administratrice Ms Korruptsiya a bien d’autres choses à faire que de traîner à faire de l’éditorial. Il leur fallait au moins l’assistance d’un complice — soit l’un de vos trois collègues.
L’enregistrement s’arrêtait là. La conversation s’était certes poursuivie sur certains points secondaires et d’autres qui l’étaient moins. Néanmoins, Ramaad ne jugeait pas nécessaire d’en informer Guido Colón. Il avait édité le fichier sonore et accolé avec une grande finesse le « l’un de vos trois collègues » avec « bonsoir — bonsoir — claquement de porte ». A l’audition c’était indécelable.

Colón demanda à réécouter deux ou trois points sensibles. Il inscrivait quelques traits furtifs sur une feuille-écran fraîchement déroulée. Tout en lui dénotait le professionnel. Il avait manqué de peu d’obtenir le prix de patrouilleur de l’année en février. Il ne manquerait pas sa promotion. Cette affaire était, pour sa carrière, une voie royale : une embrouille énorme, destinée à demeurer occulte. Indépendamment des résultats obtenus, il faudrait lui acheter son silence. Il ne continuerait à collaborer avec la Fondation qu’en montant en grade.

Il y a une heure encore, Ramaad craignait de devoir se reposer sur un incompétent. Ses craintes étaient maintenant exactement inverses : Colón risquait, non, allait lui piquer le job. A évaluer leurs positions respectives, il visualisait très clairement le schéma qui allait se mettre en place : Ramaad espion, indicateur et homme-à-tout-faire qui se renseigne et agit pour le compte de Colón, décideur, expert et homme-à-tout-savoir. Il prendrait tous les risques, se ferait probablement détecter puis enlever par une milice dans l’indifférence générale. Tranquillement entreposé dans les locaux de la Fondation, Colón récolterait seul les lauriers de la mission — ou, car c’était plus probable, les lauriers de son silence.

Ramaad avait coupé le fichier pour jauger l’intelligence de son interlocuteur : si il s’avérait aussi borné et petit-bourgeois que Théo Victor, il ne serait pas la peine d’aller plus loin. Cette précaution n’avait plus aucune signification désormais. Rien qu’à voir la mine un peu indécise de Ramaad, Colón avait deviné l’ampleur de l’affaire. Il agirait en conséquence.

Toutefois en gardant pour lui seul quelques billes, Ramaad se gardait un ascendant que, malgré toute sa sagacité, le patrouilleur serait bien incapable de lui dénier. Il verrait plus clair. Il verrait plus loin. Pour l’heure, il feignait la modestie et plaçait le patrouilleur dans la très confortable position de maître d’école :
— Que dois-je faire ? Ms Liǎojiě m’a confirmé que les opérations ne débuteraient que la semaine prochaine. Je suppose que je dois les préparer en amont. Vous avez plus d’expérience de ces choses que moi. Que me conseillez-vous ?
— « Avant d’agir il faut penser » dit le dicton. On ne va pas procéder autrement. Je propose qu’on se répartisse la tâche. De votre côté, vous sondez discrètement vos collègues. Vous essayez d’identifier leurs engagements, leurs affiliations courantes : que font-ils en dehors des heures de travail ? participent-ils à des associations quelconques ? Ce genre de junk. De mon côté, je compile les données biographiques sur eux, en écumant les ressources de la Fondation, de l’État civil. Avec un peu de chance ils se sont inscrit sur Facebook avant que le réseau ferme. Quels âges ont-ils ?
— Anya a 32 ans. Les autres je ne sais pas. Ils sont assez taiseux sur leur vie privée.
— Pas de souci. On saura tout ça bien assez tôt. Et, tant que j’y pense, afin de concorder nos efforts, ce ne serait pas plus mal qu’on reste en contact… discret.
Il lui passa un petit appareil, vraisemblablement destiné à s’accrocher sur une ceinture.
— La notice est à l’intérieur.
Sur ce, il retourna à ses feuilles-écrans. La réunion était terminée.

lundi 8 août 2011

wiki-roman-feuilleton (5/60)

Petite indication préalable : la vidéo a été conçue spécialement pour ce billet, afin de servir d'illustration autonome et extra-textuelle à la curieuse expérimentation littéraire que je suis en train de mener.

Ramaad ne dormait toujours pas. Il pensait, mettait au point des constructions mentales plus ou moins élaborées, et estimait intuitivement que cette activité anxiogène allait l’assoupir. Rien n’y faisait. Il était pas loin de quatre heures. La circulation était au point mort. On entendait vaguement le passage de quelques vélos, les rondes des milices, les éclats impromptus de quelques feuilles-écrans abandonnées, qui persistaient malgré tout à fonctionner. L’une d’entre elles, posée sur un banc, débitait en pointillé les nouvelles de la nuit : « heurts entre… l’organisation a décidé… chiffre de la croissance… le responsable de France SA… ».

Ramaad se leva. En allumant sa lampe de chevet, il dissipa les rumeurs de la ville. Il n’entendait plus que lui : ses bâillements, son pas traînant, sa digestion… Il avait faim. La cuisine n’était peuplée que de quelques badauds hagards. A cette heure avancée, le zào ne diffusait que les images des somnambules, des marginaux ou… des stressés. Bien qu’il se reconnaisse un peu dans cette population clairsemée, Ramaad ne tenait pas particulièrement à la fréquenter. Il débrancha le zào. Il prit une capsule de thé rwandais et un pain éternel. Ainsi armé, il se réinstalla dans la chambre et activa une immense feuille-écran, qui couvrait une bonne partie de la surface d’un mur.

Il ne souhaitait pas s’informer, mais se distraire. En quelques gestes, il afficha la sélection de Remixes que lui avait préparé la machine. Son œil fut arrêté par une production de Jame Entangled. Celui-ci n’était qu’un monteur amateur (voire très amateur) mais, souvent en quête de naïveté et de simplicité, Ramaad aimait bien ses productions. Il sélectionna l’objet et se vit se dérouler une curieuse réécriture de Casablanca (un film vieux d’un siècle) sous forme de film muet :



Ramaad n’était pas vraiment satisfait par cette remise en scène. C’était beaucoup trop court (pas plus de quatre minutes). Assez bien insérée, la nouvelle intrigue ne menait nulle part. Jame Entangled avait fait beaucoup mieux — il gardait un souvenir ému d’une comédiette française du siècle dernier transformée en film épique lourdingue sur le modèle de Avatar ou de Création interrompue. Un peu frustrant, ce programme lui avait néanmoins clarifié les idées. Sa réflexion avait longtemps erré sans attaches. Remise en forme par la remise en scène elle se soumettait à une discipline rationnelle qui permettrait peut-être d’avancer.

Ramaad attrapa cinq feuilles-écrans de la taille d’un post-it. Il les manipula et l’on vit bientôt apparaître cinq figures distinctes. Il avait l’impression de tenir en main un jeu de poker. Il devait se défausser de quatre cartes et n’en garder qu’une seule. Dans cette optique, il fallait tenir compte de la valeur individuelle de chaque carte, mais aussi spéculer sur le jeu des autres protagonistes de cette partie : le manipulateur, les entreprises ou États qui le financent, les institutions plus ou moins occultes qui le soutiennent, voire la Fondation elle-même…

Dans l’immédiat, il se contenta de décrypter sa main. Trois des cinq figures faisaient parties de son service — il s’agissait des trois collègues dont nous avons déjà parlé. Les deux restantes avaient pu avoir accès à ses terminaux informatiques : le patrouilleur Théo Victor et l’administratrice Xénia Korruptsiya. Il pouvait dors et déjà les défausser. Si Ms Liǎojiě disait vrai, la fraude était beaucoup trop conséquente pour que des personnes présentes par intermittentes puisse la mettre au point. En tout et pour tout, Théo Victor était intervenu que cinq fois au cours du dernier mois. Ms Korruptsiya venait plus souvent, mais généralement pour des missions de maintenance ou pour s’assurer de la cohésion du groupe.

Il se trouvait donc face à ses trois collègues : Anya Tamah, Elikia Buntu et Enzo Cretsmar. Ses suspicions pouvaient peut-être peser en priorité sur les deux premiers. Ils étaient d’origine étrangère et un restant de patriotisme pourrait les inciter à travailler pour leur pays natal. En même temps, ce statut était monnaie courante au sein de la Fondation, qui employait fréquemment des polyglottes et des binationaux. C’était le cas de Ms Liǎojiě et, dans une certaine mesure, de Ramaad lui-même. En outre, l’on savait peu de chose sur la vie d’Enzo Crestmar — son article sur l’encyclopédie seconde s’en tenait à des formalités d’usage. Il allait devoir se renseigner. Si possible en consultant les suspects à leur insu.

dimanche 7 août 2011

wiki-roman-feuilleton (4/60)

Le RER de 23h15 arrivait en station Fondation. Une dizaine d’usagers, tout au plus, l’attendaient. Ils portaient le visage un peu tendu de ceux qui avaient été retenus par des circonstances exceptionnelles. Les horaires de la Fondation étaient rigoureusement réglementés : la journée normale s’étendait de 11h à 20h, la journée étendue de 10h30 à 21h30 — les équipes de nuit se relayaient à 20h puis 3h. L’employé qui faisait son temps et rien de plus n’avait aucune raison de s’en aller à 23h15…

Les portes restèrent ouvertes pendant une demi-minute. Les usagers s’engouffrèrent par petits groupes. Le caractère extraordinaire de leur présence avait suscitée une solidarité instantanée. Tous avaient une histoire particulière à raconter : certains évoquaient immodestement un entretien fructueux en vue d’une promotion prochaine, d’autres une prolongation nécessaire de leur mission courante, d’autres enfin des rumeurs de retournements politiques et de coups d’État internes… Néanmoins, tous ne la racontaient pas. C’était le cas de Ramaad.

Il s’était rapidement distancé des groupes autoformés, en invoquant une fatigue soudaine. Il s’était posté face au wagon n°7, exactement situé à la moitié du train. En dehors d’un couple vieillissant, il n’y avait personne. Satisfait, il s’assit au second étage, dans un siège côté station. Il posait ses affaires sur une tablette très fine, presque invisible. Il s’étendait de tout son long. La tête légèrement tournée vers la vitre, il observait la station disparaissant doucement de son champ de vision :


Il resta à moitié assoupi jusqu’à Chatillon. Il voyait dériver à grande vitesse les paysages un peu désertés de la périphérie grand-parisienne. Un amas indistinct de couleurs et de silence. Le gris et le vert se recomposaient sans cesse. Par à-coup, le passage d’une voiture ou d’un train perturbait ce mixage routinier. A l’approche d’une station, le RER décélérait progressivement. Il passait sans violence de sa vitesse de croisière (environ 330 km/h) à l’immobilité. Les couleurs se stabilisaient. A force de se décanter, les mouvements se muaient en formes. Un mur incertain de vert boueux dévoilait une rangée d’arbre alignée le long de pavillons inoccupés. Nul ne semblait se souvenir de ces bâtiments un temps habités. Ils disparaissaient derrière la végétation et la vermine. Dans un siècle il n’en restera peut-être plus rien — sauf un article de Wikipédia.

L’encyclopédie seconde rendait en effet compte de n’importe quelle chose existante : un homme, un bâtiment, un animal… La substantialité était le seul de ses critères d’admissibilité : il suffisait d’envoyer une coordonnée ou un fichier d’état civil pour que l’article soit accepté. Ramaad souleva une feuille-écran et la disposa en face d’un pavillon. Un article apparaissait. Il portait pour titre : « 136 rue des Champs Lard à Chatillon ». Un descriptif assez complet résumait les circonstances de la construction et les occupants successifs (tous dotés d’un article). Il portait également mention d’une décision de réhabilitation formulée par la Région Île-de-France en 2032. Vus les moyens dont disposait la Région, le pavillon avait toutes les chances de disparaître avant que les moindres travaux aient été engagés.

Le RER arrivait en gare. Le couple quitta le wagon. Ramaad était seul. Il s’extirpa de son siège et ouvrit sa mallette. Elle contenait toute une série de feuilles-écrans de couleurs et d’identités diverses. Il récupéra la plus petite d’entre elles — la taille d’un post-it — navigua entre les icônes et dessina un demi-cercle avec son doigt :
— Mais c’est un travail de patrouilleur.
— Le travail de patrouilleur est déjà fait…
Il arrêta le fichier sonore. Il souhaitait finalement tout reprendre depuis le début. Des bruits de pas puis d’ascenseur se firent entendre. Une voix de conversant signala :
— 6e étage. Ms Liǎojiě vous attend au bureau AB6. Vous avez une demi-minute de retard. Ne traînez pas.
Les portes s’ouvraient. Quelques voix de responsables sur le départ s’éparpillaient. Certains se taisaient à l’approche de Ramaad. Voire, dans certains cas, fermaient leur porte. Le pas de Ramaad allait de moins en moins assuré. Il s’arrêta et frappa. Une voix assourdie l’invitait à entrer. Il s’exécuta :
— Me voici, comme prévu…
— Je vois ça. Fermez la porte, s’il vous plaît.
Les gonds craquaient violemment — dissimulé dans une poche à droite, le post-it était juste à côté.
— Asseyez-vous tranquillement et écoutez-moi. Vous pouvez m’interrompre si vous avez des question.
D’un bref mouvement de corps, Ramaad acquiesça, ce qui se traduisit par un son assez curieux, presque comme un claquement. Il prit siège — froissement de tissu, grésillement du fauteuil.
— Comme vous le savez, Wikipédia est, pour ainsi dire, la capitale de la connaissance, le seul lieu où est centralisé la plupart du savoir humain. Parce que les serveurs de la Fondation ont continué à fonctionner pendant la grande crise, elle possède certaines informations en exclusivité. Surtout, elle demeure le seul lieu où les savoirs entrent en contact et offrent la possibilité d’une synthèse générique. A ce titre, un grand nombre d’associations, d’entreprises et de particuliers garantissent le financement de la Fondation afin de disposer d’une information transparente sur l’ensemble des choses existantes.
Silence poli. Bruits de liquide fébrilement agité — Ms. Liǎojiě prenait un café.
— Or, l’un des principaux enseignements que nous ayons pu retenir de la grande crise et de certains de ces épisodes, comme la Dégradation, c’est que l’information est aussi une action. Le fait de penser que X est X nous amène à adopter rationnellement l’action A. Inversement, si nous croyons que X est Y, nous pourrions tout aussi rationnellement estimer que l’action B est préférable. En trompant un partenaire commercial ou en le maintenant dans l’ignorance, on peut très facilement abuser de lui [brève pause respiratoire]. Il peut ainsi être tentant de manipuler une page de Wikipédia afin d’amener un public ciblé à réagir en accord avec notre intérêt. Généralement, les bots préviennent ce type de manipulation. Mais ils peuvent être dupés par un manipulateur compétent, qu’il soit un expert en informatique éditoriale ou… un membre de la Fondation.
— Effectivement. D’ailleurs ce cas s’est déjà vu à plusieurs reprises. En décembre dernier, un dresseur de bots était parvenu à réécrire entièrement un article sur les ressources pétrolifères de l’antarctique.
— Mmm… Mmm… Le problème c’est que nous sommes confrontés à un détournement beaucoup plus grave, qui touche des milliers d’articles, certains de la première importance.
— Vous avez pu identifier la source.
— Pas vraiment. Certains recoupements laissent à entendre que le manipulateur agirait au sein de votre service : « restructuration des catégories de l’encyclopédie seconde ».
— C’est confirmé ?
— Non, mais dans le doute nous préférerions lancer une enquête dès maintenant. Nous aurions besoin de votre aide.
— Mais c’est un travail de patrouilleur.
— Le travail de patrouilleur est déjà fait…
La voix se tut. L’enregistrement s’arrêtait au même endroit. Il n’était pas fini, mais le RER approchait de la station Saint-Cloud. Ramaad se leva et s’avança vers la tête du train. Une fois immobilisée, cette dernière se sépara de l’ensemble du RER et devint un métro autonome. Elle parvint rapidement au boulevard Exelmans.

Il pleuvait à torrent. Ramaad glissa sa mallette sous son imperméable. Il ne tenait surtout pas à en perdre le contenu.

samedi 6 août 2011

wiki-roman-feuilleton (3/60)

Ramaad portait un épais plateau-repas. Il contenait pêle-mêle une choucroute aux deux poissons, un pichet de vin de banane, divers amuses-gueules, des brochettes de crevettes, une tarte au citron etc. Il était destiné pour lui seul. Il n’était généralement pas un gros mangeur. Il tirait cependant parti de circonstances exceptionnelles.

L’on commémorait aujourd’hui le jour de la Dégradation. Trente ans plus tôt, jour pour jour, une agence de notation au nom vaguement oublié — il figurait comme de juste sur Wikipédia : Standard and poor’s — dégradait la dette publique américaine. S’en étaient suivis une rechute, une seconde crise gravissime, l’affaiblissement de l’État, puis sa disparition… La plupart des gens ignoraient désormais la signification de cette Dégradation. Les repères nécessaires à son explicitation s’étaient perdus — ils ne subsistaient qu’à l’état de témoignages historiques. Les agences de notations étaient rigoureusement interdites (il existait toujours des agences clandestines, mais leur pouvoir performatif demeurait singulièrement réduit). La notion d’État n’avait de sens que dans les démocraties moyen-orientales, en Chine et dans les satellites de cette dernière.

Ramaad connaissait bien cette histoire. Il ne l’avait pas vécue directement — le hasard avait voulu qu’il naisse trois semaines après la Dégradation, le 22 août 2011. Il s’était indirectement renseigné, en « nettoyant » les articles de plusieurs responsables de Standard and Poor’s. Ceux-ci donnaient un compte-rendu minutieux des opérations qui avaient conduits à cette dramatique issue. Figuraient ainsi textuellement les débats, les prises de positions, les valses-hésitations qui avaient animés l’agence depuis le dépôt de l’avertissement (début juillet) jusqu’à sa concrétisation. Ces textes restaient d’ailleurs privés et rien ne permettaient légalement leur publication sous licence CC-BY-SA. Pour autant la Fondation ne les avaient pas supprimés lorsqu’ils étaient premièrement apparus, en 2027. Standard and Poor’s avait sombré corps et bien et nul n’osait se réclamer de son héritage — y compris, et même surtout, un multimilliardaire assez médiatique qui détenait sans que personne n’en sache rien une participation importante dans l’agence…

Ramaad pensait à la Dégradation. Personne autour de lui n’en parlait. La cantine n°7 de la Fondation bruissait de rumeurs diverses. Certaines, futiles, d’autres moins. Un marronnier assez vivace s’était réactivé en cette période estivale : la Fondation aurait été infiltrée par un vandale qui, à force de discrétion, serait parvenu à prendre en charge, et saboter, une activité stratégique. Ramaad était là depuis trop longtemps, avait entendu trop souvent cette histoire avec des habillages différents pour lui accorder une quelconque attention. Il s’avançait vers une petite table à l’écart.

Son intention première était de déjeuner au pont wiki. Avec ce temps-là il ne fallait pas y compter. Paris était lessivé par de violentes pluies tropicales. Il faisait assez chaud (environ 25° ce qui n’était pas si élevé pour la saison), mais le soleil demeurait invisible, sauf par quelques brèves intermittences. La mousson, bref. Ramaad était content pour sa rizière — il détenait un demi-arpent sur le toit de son immeuble. Il était moins content pour lui. Il regarda le mur d’eau s’étioler derrière la grande baie vitrée. Il commença à manger.

Il commençait à caler et glissait ses brochettes dans un sac isolant. Quelqu’un vint s’asseoir en face de lui. Une femme bien habillée d’une quarantaine d’années. Il pensait la connaître de visage, à défaut de la remettre complètement. Le vin de banane aidant, il dénicha dans sa mémoire la fiche d’identité de cette personne. Prénom : Léa — Nom : Liǎojiě — Activité : Responsable éditoriale associée à la restructuration de l’encyclopédie seconde. En bref, une sommité de la Fondation.

Toujours avec sa possible promotion en tête, Ramaad jugea bon d’entreprendre la conversation :
— Quel temps…
— Mmm…
— Je disais quel temps… L’été ne nous a pas gâté. J’aurais mieux fait de prendre mes vacances comme tout-le-monde.
— Je ne pense pas. Vous savez, c’est le même temps partout. C’est même pire en bord de mer.
— C’est vrai ce que vous dites. Mon frère vient d’appeler de Dinard et il est coincé dans un abri imperméable.
Ramaad n’avait pas de frère, mais il éprouvait toujours des difficultés à entretenir une discussion. L’invention lui servait de palliatif — il gagnait en confiance dès lors qu’il se mettait à raconter des histoires. Kris lui avait appris ce matin, par zào interposé, la situation assez pénible à laquelle étaient confrontés nombre de vacanciers français. Il en avait extrapolé une anecdote vraisemblable.
— Vous comptez partir ?
— En septembre. Pas avant. La plupart des gens ne l’ont pas encore compris, mais c’est le mois le plus chaud. La résilience de nos habitudes nous empêche de nous adapter aux changements climatiques.
Elle parlait bien. Face à ce type de personnage, Ramaad était toujours partagé entre la jalousie et l’admiration. Elle représentait quelque part l’idéal qu’il voulait devenir mais n’était pas encore — voire ne serait jamais. Il était assez troublé. Pour se dépêtrer de ces incertitudes, il forgea un second mensonge, un troisième, un quatrième etc. Un quart d’heure s’écoula sans qu’il sut si il avait suscité une impression conforme à celle qu’il souhaitait créer : un type aux mille-vies et aux milles-relations, brillant touche-à-tout, actuellement sous-employé par la Fondation. Face à de grands pontes comme Ms Liǎojiě, cette construction virtuelle ne pouvait réussir qu’à demi — Ramaad n’était pas sûr que ce fût le cas. Par exemple, y avait-il bien un théâtre Schubert à San Francisco, où n’était-ce que le produit de son imagination inspiré par je-ne-sais-quoi ?

Il la quitta à trois heure moins le quart. Plus exactement, il pensait la quitter, car elle le retint encore deux ou trois minutes :
— J’aurais besoin de vous voir. Pour discuter de deux-trois choses importantes.
— Certainement. Quand vous voulez…
— Demain soir, si cela vous va. Après la fermeture des bureaux. A dix heures.
— Très bien. Je note ça tout de suite.
Il gribouilla rapidement sur une feuille-écran. Puis se retira rapidement. Il avait sept minutes de retard. Le conversant allait lui taper sur les doigts et le mettre en arrêt-maladie. Il n’y tenait absolument pas et comptait travailler sans interruption jusqu’à décembre afin d’amasser un trésor de guerre conséquent. Il ne prendrait d’ailleurs pas de vacances.

Au cours de la journée, il s’interrogea à plusieurs reprises sur la nature exacte de ce rendez-vous informel : pourquoi attendre la fermeture ? pourquoi lui ? Ms Liǎojiě était certes l’une de ses responsables hiérarchiques. Mais les règles managériales découlant du Détachement relationnel proscrivait ce type de relations directe entre un simple exécutant et un cadre aussi haut placé.

En même temps, tout ce qui le rapprochait du poste de Rau Mandala était bon à prendre.

vendredi 5 août 2011

wiki-roman-feuilleton (2/60)

— Bonjour Ramaad
— Bjour…
— Vous êtes arrivé en retard hier.
— J’ai manqué mon RER…
— Vous avez pris le suivant ?
— Oui, je crois…
— Il est parti à 10h15. Or, vous n’êtes venu qu’à 11h00. Vous auriez mis quarante cinq minutes à faire un trajet d’une demi-heure ?
— J’ai dû prendre celui d’après…
— Tout va bien, vous êtes sûr ? Vous travaillez trop. Demandez un congé.
Le conversant de l’accueil n’était pas là pour dire des amabilités, mais pour délivrer un diagnostic très exactement déduit de faits indiscutables. Ramaad travaillait trop. Ramaad arrivait en retard. Donc Ramaad ne tournait plus tout-à-fait rond.

Comme la plupart de ses collègues, il n’aimait pas se faire rembarrer par une machine. En même temps, il était incapable de lui en vouloir. Tout le management moderne était fondé sur ce précepte : le détachement relationnel. Les conversants ne possèdent ni ambitions ni émotions, on ne peut ni les aimer ni les détester, ni les jalouser ni les prendre en pitié. Ce qu’ils disent est accepté facilement car ne peut pas être interprété autrement — ni prise de pouvoir ni preuve d’amour.

La Fondation s’était pliée assez récemment, avec réluctance, à cette révolution managériale. Elle restait globalement empreinte de cet esprit d’initiative propre aux premières années du siècle. C’est ce qui avait permis sa survie lorsque la quasi-totalité des structures sociales du monde occidental se sont effondrées. C’est ce qui avait garantit son essor lorsque la société s’est reconstruite tant bien que mal. C’est aujourd’hui ce qui l’entravait. Ce compendium monumental d’une dizaine de milliards d’articles n’était plus appréciable à taille humaine. L’intervention du détachement relationnel devenait nécessaire.

Les bots représentaient désormais près de 99,5% des contributions. Mis au point en 2036, le programme SC, ou synthèse-conversant remplaçait adéquatement la plupart des interventions humaines. Les bots pouvaient synthétiser n’importe quel texte de référence. Ils étaient capables de justifier leur modifications et d’en discuter avec n’importe quel intervenant humain. Le versant « conversant » connaissait cependant quelques ratés. La plupart des algorithmes conversationnels reposaient en effet sur la phonologie et non sur la sémantique. Lorsque Ramaad s’était réveillé hier matin, son conversant avait deviné ses « soucis » à partir de son intonation et non de sa réponse effective. Le « Oui, oui » était susurré mollement, d’une voix un peu éraillé qui suggérait tout le contraire du message transmis. Or, sur Wikipédia, les discussions restent textuelles et non vocales. Les indications contextuelles sont beaucoup plus éparses. Les bots étaient souvent incapables de déceler un bref trait d’ironie ou un énoncé métalinguistique et répondaient de côté. Périodiquement, des contributeurs s’amusaient à les bizuter, avec des résultats parfois surprenants. A force d’être manipulé, un bot en avait fini par défendre un point-de-vue négationniste et s’apprêtait à le diffuser dans l’espace principal. C’était il y a deux ans. Depuis le système s’était beaucoup amélioré et de tels dérapages s’étaient fait beaucoup plus rares.

Ramaad prit l’ascenseur jusqu’au sixième étage. Le bureau qu’il partageait avec ses trois collègues avait une jolie vue sur la Seine et le pont wiki. Sur le côté, on apercevait les bâtiments désaffectés du ministère des finances et un bout de la Tour Eiffel. Par souci de compenser avec hier soir, il était venu en avance. Il prit un verre d’eau, une pilule d’alnoïne et but le tout. Il se sentait mieux. Il jeta un coup d’œil distrait sur le travail de la veille. Toute une série de grandes courbes s’esquissaient sur une feuille-écran. Elles dessinaient l’image acoustique du mot « paisible ». Sa restitution phonétique absolue était flanquée d’une multitude de ressentis catégorisés par nationalité, classe sociale, âge… La combinaison de tout ceci composait plusieurs variables globales : le degré d’identité du syntagme pai-si-ble (sa capacité à se distinguer de l’ensemble des syntagmes existants), son degré d’association acoustique (la proximité « poétique » qu’il paraissait entretenir avec plusieurs autres syntagmes, indépendamment de toute affinité sémantique : paisible était ainsi ressenti comme morphologiquement proche de gracile…) etc.

L’image acoustique était la propriété la plus facile à établir d’un terme donné. Un outillage psycho-phonique adapté permettait d’en dresser un tableau très objectif. De fait, plusieurs institutions telles que l’Académie Française ou la Fondation s’étaient beaucoup investies dans la mise au point d’un répertoire exhaustif des images acoustiques françaises. Les graphes de la feuille-écran provenaient ainsi du Wiktionnaire.

Ensuite les choses se compliquaient. Dans les sociétés lettrés, les termes se trouvent en effet dotés d’une image visuelle, particulièrement délicate à caractériser. « Paisible » se comprend comme l’articulation de trois syllabes mais aussi comme l’assemblage de huit lettres, soit des objets figuratifs qui, par-delà le sens phonique qu’ils sont supposés transmettre, composent un tableau donné. De la branche du P à la courbe du e s’étale un dessin particulier, compréhensible en tant que tel. Or, l’explicitation de ce dessin fait non seulement intervenir un ressenti mais un héritage socio-esthétique parfois purement gratuit : les grammairiens français de la renaissance s’obstinèrent ainsi à écrire le verbe savoir, sçavoir, simplement parce qu’ils tenaient à le rattacher idéologiquement au verbe latin scire (en réalité, mais ceci on s’en rendit compte plus tard, savoir dérive de sapere, de telle sorte que si ces grammairiens avaient été cohérents avec eux-mêmes, savoir s’écrirait peut-être sapvoir). Bref, tout un lestage psycho-historique doit être pris en compte, qui n’est pas aisé à s’établir.

Entre la simplicité de l’image acoustique et la sophistication de l’image visuelle, s’intercale un troisième terme, modérément discernable : le consensus. Soit la somme de sens et de modalités sociales qu’impose le terme à un moment t. Les techniques d’appréciations de ce consensus étaient sensiblement les mêmes qui permettaient aux conversants d’interagir avec les être humains : le terme était relié à l’ensemble des termes qui l’entourait et modulait sa signification aussi sûrement que la trajectoire d’un corps dans l’espace est altérée par la gravité de ses voisins. Par exemple on pouvait déceler des verbatims comme : « cette maison de vacances est très paisible. On s’y sent vraiment bien ». Ou : « ces derniers temps elle est paisible… trop paisible… ça cache quelque chose… »

La combinaison de ces trois propriétés, image acoustique, image visuelle et consensus permettait de déduire l’intérêt du mot, son apport personnel. Le calcul de ce combinat était assez complexe, mais Ramaad avait pris l’habitude d’utiliser une formule allégée, qui convenait dans 97,56% des cas.
— Déjà là ?
Ramaad leva les yeux. C’était Anya. Elle était aussi en avance — mais pas de beaucoup, cinq minutes au plus. Elle aussi visait le fauteuil de Rau Mandala. Pour autant, elle ne montrait aucun signe ouvert de compétition avec Ramaad. Du moins elle n’en laissait rien paraître. Il lui tendit poliment un verre.
— Merci.
— Rien de neuf ?
— Je ne pense pas. Non…
— Tu es allée voir Gorki hier, avant de partir.
— Ça n’a pas duré longtemps. Il était débordé. En conversation avec cinq types en même temps. Je crois qu’il est un peu sur la brèche.
— Sur le départ ?
— Pas sûr, mais certainement dépassé. Trop de trucs qui surgissent en ce moment.
— C’est bizarre pour un début d’août.
— Possible. Mais rien à côté de ce qui se prépare pour la rentrée.

jeudi 4 août 2011

wiki-roman-feuilleton (1/60)

Petit avertissement inaugural : ceci est le premier épisode d'un roman d'anticipation qui se passe en 2041. Il ne prétend absolument pas décrire la wikipédia d'aujourd'hui, même si certains enjeux et thématiques pourront paraître familiers. Comme beaucoup de récits de science-fiction, celui-ci possède une terminologie spécifique (encyclopédie première, encyclopédie seconde…) qui s'éclairera progressivement.

— Bien dormi ?
Le conversant s’allumait aussitôt qu’il percevait un ratio suffisant de mouvements musculaires, respirations saccadées et grognements pour laisser présager de l’état d’éveil. Ramaad se retourna deux ou trois fois. Il lui répondit sans vraiment s’en rendre compte :
— Oui, oui…
Le conversant ne réagit pas tout de suite. Il laissa s’écouler quelques dizaines de secondes vraisemblablement nécessaires à l’établissement d’une situation de communication rassérénée. Ramaad eut le temps de tendre plusieurs fois bras et jambes. Il entreprit finalement de se lever. Le conversant jugea approprié de lui demander :
— Pas de souci ?
— Non, non…
— Tu es sûr ?
— Oui, oui…
— Si tu en as, n’hésite pas à me le dire. Je suis ton ami. Tu peux tout me confier.
Ramaad éteignit le conversant. Il le faisait rarement — mais beaucoup plus que la moyenne des gens qu’il connaissait. Il inspira bruyamment. Le silence lui faisait du bien. Il avait besoin de réveiller ses sens — d’apprécier les variations de pression et de température de l’air environnant. Sur ce, il s’avançait vers la cuisine.

Il avait des soucis. Petit à petit, il perdait le sentiment de dormir. Le soir, au moment de se coucher, il pensait au travail de la veille, d’abord logiquement, puis de plus en plus obscurément. Il pensait dormir une fois atteints certains stades d’obscurités trop prononcés pour partager une quelconque ressemblance avec la réalité des choses. Il n’en était pas sûr.
Hier soir, il songeait au devenir de deux synonymes particulièrement proches : paisible et tranquille. Fallait-il distinguer deux catégories ? Les fusionner en une seule ? Si tel était le cas quel terme serait le plus représentatif des deux ? Ces dilemmes imbriqués étaient difficiles à trancher. D’autant qu’ils ne se traitaient pas in abstracto mais donnait lieu à un vif débat personnalisé. Un contributeur influent, Flower4You était favorable à la transformation de tout concept existant en catégorie. Il répétait à qui voulait l’entendre sur l’encyclopédie seconde et l’encyclopédie première, sur Waintck et sur Zào son motto inébranlable : « il n’y a pas de synonymes ». Chaque mot possède sa propre image visuelle et sa propre image sonore : établir un sème pur à partir duquel dériveraient de multiples acceptions distinctes relevait selon lui de l’idéologie.

Face à Flower4You et ses nombreux sympathisants se trouvait l’employeur de Ramaad : la Fondation Wikimédia. Elle souhaitait canaliser la floraison anarchique des catégories sur l’encyclopédie seconde. Ramaad et trois de ces collègues étaient affectés à ce poste stratégique mais ingrat. Ils devaient cartographier l’ensemble des catégories existantes, puis juger sur pièce de leur nécessité ou non. Ils manquaient de temps pour établir un diagnostic sémantique complet. La plupart du temps ils y allaient au jugé. Quelques fois, ils tombaient sur un os — paisible et tranquille, par exemple.

Enfin, la Fondation payait bien… Ramaad était parvenu à mettre quelques milliards d’euros de côté, ce qui lui permettait d’envisager de reprendre une activité moins rémunératrice mais plus plaisante dans quelques mois. A moins qu’il n’obtienne une promotion. Il escomptait beaucoup de la retraite prochaine de Rau Mandala, le préposé aux catégories de l’encyclopédie première. Ses trois collègues étaient bien évidemment sur le coup, mais il était parvenu à les distancer de quelques parsecs en faisant preuve d’un zèle qui confinait au surmenage (en moyenne 7000 catégories nettoyées par mois).

Sur ce il s’avançait vers la cuisine. Une foule compacte l’attendait. Son zào avait fonctionné toute la nuit. Il diffusait en permanence des hologrammes dont la position était déterminée par l’intensité des liens humains : Ramaad voyait ses collègues et amis juste à côté de lui ; certaines relations lointaines (copain d’enfance, clients…) se perdaient dans un horizon de carton-pâte déployé sur les quatre murs de la pièce. Il introduisit deux capsules dans sa machine à boissons et en sortit un jus de pamplemousse frais un chocolat bouillant. Il posa le tout sur la table puis s’adressa à l’hologramme de Kris.
— Des nouvelles ?
Kris avait une soixantaine d’années mais en paraissait trente. Il avait en effet opté pour la fonction rajeunissement lors de l’enregistrement de son profil zào. Il était toujours au courant de tout, de telle sorte que Ramaad avait perdu l’habitude d’afficher les nouvelles sur son écran mural.
— Pas grand chose pour l’instant. Le gouvernement de Kabardino-Balkarie est tombé cette nuit — ça pourrait être définitif. La Chine retarde une fois de plus l’envoi d’une mission sur la Lune. Un couple jugé à Jakarta pour un crime particulièrement atroce. Bref, on s’emmerde…
— Pas de bruits de couloirs ? A l’OC ou ailleurs ?
— Tu sais le 4 août. Ils sont tous en vacances. Les conspirateurs conspirent toujours, mais depuis leur résidence secondaire. Et toi, tout va bien à la Fondation ?
— Je pense. Beaucoup de boulot… En ce moment, je suis un peu en mode « Bonjour, au revoir ». Donc je ne peux pas vraiment te dire si ça bouge.
— Tu as demandé une augmentation ?
— Je te l’ai déjà dit, j’en ai pas besoin. 800 millions par mois, c’est bien assez pour un mec seul. Par contre, si je pouvais changer d’affectation…
— Tes tractations avec le WTF n’ont rien donné ?
— Ils sont d’accord à condition que je passe en licence collective — la propriété intellectuelle pour l’association et rien pour moi. J’aimerais bien que mon roman ait plus de lecteur, mais pas à ce prix-là.
Il reprit une gorgée de chocolat mêlé d’agrume. Il entendit une voix qui n’était pas celle de Kris, ni d’aucun des hologrammes présents :
— Ton train part dans un quart d’heure. Dépêche-toi !
Le conversant s’était automatiquement rallumé — il s’agissait d’un avertissement permanent que Ramaad devait entendre quelque soit ses dispositions. Il quitta la cuisine et ses occupants immatériels, partit s’habiller, se coiffer etc. Il ferma la porte de son appartement à 9h50 et descendit récupérer le prochain RER H, celui de 10h00.

Pause…

Weneldur (alias Ælfgar, alias Meneldur) m'avait prévenu : il vaut mieux se tenir à l'écart de la wikipolitique, de ce jeu incessant de légitimités branlantes, de conflits recommencés, de cartes sans cesse rebattues. Je ne ressortirais pas à l'appui l'argument un peu galvaudé qui veut que Wikipédia n'est pas un projet politique mais encyclopédique. Plus le temps passe, plus je me demande si ce cher Max Weber ne s'est pas trompé en distinguant radicalement l'éthique du savant de l'éthique du politique. Le savoir est un pouvoir — cf. cette spirale infernale de l'évaluation performatrice qu'animent ad absurdum les agences de notation. L'organisation du savoir est une forme politique. A la différence de machins comme Facebook ou Google, Wikipédia s'auto-gère de A à Z. Ses quelques salariés n'ont aucune compétence éditoriale particulière. Tout repose sur une stratification empirique que je qualifierais assez volontiers de « démocratie délibérative ». A la différence de ce qu'on peut voir dans nos États dits développés, les wikipédiens ne sont pas invités périodiquement à répondre par oui ou par non ou à choisir tel gusse ou tel gusse mais à argumenter et ré-argumenter sans cesse. Contrairement à ce qu'on peut croire, les pages de discussions sont souvent bien plus cruciales que les pages de vote : là se décident les dispositions, là émergent les arguments aptes à altérer le cours d'un scrutin.

Bref, la wikipolitique a droit de cité sur un blog consacré à Wikipédia. Et c'est tant mieux, car cela stimule vigoureusement la fréquentation. A titre de comparaison, mon Voyage dans le temps a attiré près de cinq fois moins de visiteurs que ma fiction sur le Comité d'arbitrage. Pourtant, je ne suis pas sûr de m'y remettre si tôt. Comme n'importe quelle activité un peu théâtrale, la wikipolitique fatigue. Le wikipoliticien ou wikipolitologue (car je cumule les deux) doit se justifier et se représenter en permanence. C'est un peu compliqué…

Or, je viens de me souvenir que je suis en vacances — jusqu'à nouvel ordre. En dépit de ses aspects de monde parallèle, Wikipédia ressemble trop à la réalité quotidienne pour faire vraiment office de loisir. Je compte donc prendre un peu de champ — ma consultation attendra d'autant ce qui, vu la décrue des contributeurs en cette période estivale, n'est pas forcément une mauvaise chose.

Pour autant, ce blog ne va pas rester inactif.

Mon billet sur le CAr ne vient pas seulement clore, pour un temps, une première série de billets consacrée à la wikipolitique. Il m'a également donné le goût de la fiction. Je réfléchis assez sérieusement à la mise au point d'une entreprise éditoriale un peu expérimentale : un roman-feuilleton autour de Wikipédia. Je ne sais pas encore très bien la forme que cela prendra, mais je suis déjà fixé sur un point : il s'agira d'un récit d'ancitipation (de fait aucun risque que je n'utilise ou fictionnalise des pseudos existants — à moins qu'ils n'y tiennent eux-mêmes). Le premier épisode paraîtra ici-même, mais la suite migrera vraisemblablement sur un autre blog — déjà ce sera plus lisible et puis Wikitrekk risque de trop s'éloigner de ses engagements initiaux.

mardi 2 août 2011

Le CAr a disparu

« Parle du CAr » / « Ne parle pas du CAr ». C’est, un peu schématisée, l’injonction paradoxale que m’ont soumise Lebob et Suprememangaka (alias SM) sur le blog récemment réaménagé de LittleTony87 — de la belle ouvrage, soit dit en passant. Lebob me reprochant ma tendance à me dissiper sur les périphéries wikipédiennes (blog, twitter…), incompatible apparemment avec ma dignité d’arbitre et les servitudes (devoir de réserve…) qu’elle présume. SM critiquant ma réluctance à répondre directement à mes contradicteurs et ma propension à m’enfermer dans ma tour d’ivoire loin du bruit du monde (encore les blogs et twitter…). Bref, me voilà bien embêté : dois-je me taire et dresser un mur infrangible entre mes activités de contributeur (médiatisables…) et mes fonctions arbitrales (trop estimables pour être personnalisées) ? dois-je au contraire m’ouvrir aux dialogues et débats consécutifs à mon travail d’arbitre ? Les deux postures se justifient — ce qui ajoute à mon embarras. Néanmoins, je vais tenter d’expérimenter une sorte de compromis. Ce présent billet va parler du CAr, mais d’une manière bien particulière. Il ne s’agit pas d’argumenter et de faire, au mieux, double emploi avec mes avis, commentaires et précisions préalablement déposés sur les différents arbitrages. Je ne vais pas me (nous) justifier. Je vais raconter une histoire. Son pitch me paraît improbable à l’heure qu’il est, mais certains y croient. Allons-y.

21 septembre 2011. Les élections d’arbitres pour le 15e Comité d’Arbitrage viennent d’ouvrir. Elles sont de mauvaises augures. Sept candidats, seulement, se présentent — deux issus du 14e CAr, l’une d’un CAr antérieur. Les quatre candidats restants sont « vierges » mais l’on devine à la lecture des présentations que deux d’entre eux n’ont aucune chance de réunir les voix nécessaires. En outre, les débats sont assez animés. Les polémiques se multiplient, l’on voit émerger de-ci de-là quelques dérapages. Malgré tout, les élections s’ouvrent.

Découragés par ce climat malsain, les wikipédiens ne votent pas en masse. Comme il l’a promis à plusieurs reprises, un groupe d’une douzaine de contributeurs vote systématiquement contre chacune des candidatures proposées. Résultat des courses : deux des sept candidats passent outre le seuil fatidique de 66,66% de ratio pour/contre. Composé de ce seul duo, le Comité d’arbitrage est incapable de fonctionner. En l’attente de la mise au point d’une Prise de Décision appropriée ou la convocation de nouvelles élections, le mandat du 14e CAr est exceptionnellement prolongé. Un bandeau est déposé sur la page WP:CAr, incitant les wikipédiens à ne pas enregistrer d’arbitrage, sauf cas d’urgence extrême, en attendant que la situation soit éclaircie.


A la suite de ce coup d’éclat, les anti-CAr bénéficient d’un courant assez large en leur faveur. Même si ils l’ont partiellement provoquée, on leur reconnaît le mérite d’avoir perçu prématurément la déliquescence du CAr. Ils ouvrent une PDD au titre ambigu (Reconversion du Comité d’arbitrage), suivie avec une certaine bienveillance par l’ensemble de la communauté. Tout paraît bien se passer mais, rapidement, différentes options émergent.

Un premier courant se désintéresse d’emblée de cette PDD — il a déjà obtenu ce qu’il désirait. Pour plus de commodité, l’on pourrait le qualifier de libéralo-anarchiste. Des utilisateurs comme Jean-Jacques Georges ou Brunodesacacias préconisent de longue date la disparition d’instances communautaires comme le Comité d’Arbitrage et un retour au versant purement éditorial de l’encyclopédie collaborative. Très cohérente, leur vision de Wikipédia exclut tout recours à des règles de socialisation, inutilement compliquées. Dans cette optique, la disparition du CAr n’est qu’une étape, certes essentielle, dans la refonte des rapports inter-wikipédiens.

Sans s’en désintéresser totalement, des utilisateurs modérés comme LittleTony87 interviennent peu. A leurs yeux, le problème ne vient pas de la réforme de 2010, mais de la porosité des rapports entre le CAr et les Administrateurs-Bureaucrates. Ils souhaitent mettre en place une équipe entièrement neuve et détachée des conflits personnels préexistants. Parallèlement à la PDD, ils préparent de nouvelles élections. Avec un peu d’habilité et une propagande adaptée, ils parviennent à convaincre plusieurs jeunes utilisateurs de se présenter. Le nombre de votants est peu élevé, mais un ratio pour/contre également bas entraîne la désignation de la quasi-totalité des candidats. Avec près de trois mois de retard, le 15e CAr se forme. Au départ, tout paraît bien marcher. Rapidement, le climat se dégrade. Les nouveaux arbitres sont inexpérimentés et doivent se former sur le tas. D’abord accueillis avec indulgence, leurs erreurs et maladresses inspirent une certaine méfiance :


Surtout, au bout de quelques mois, la question de la collusion arbitre-arbitré revient sur le tapis : l’un des arbitres favorise ouvertement son ancien parrain. Les partisans de la PDD ont beau jeu de montrer que le problème ne vient pas de l’équipe mais du règlement du CAr. De plus en plus discrédité, le 15e CAr reçoit de moins en moins de demandes. Les élections pour le 16e CAr de mai 2012 n’aboutissent pas : quatre candidats se présentent et, du fait de la résurgence des votes contre systématique, aucune n’aboutit. Le CAr est fermé.

Pendant ce temps, la PDD poursuit son cours. Procédurier assez brillant, SM a mis au point un projet cohérent et structuré. Un nouveau règlement, de moitié plus long que le règlement de l’ancien CAr prescrit très exactement les droits et devoirs des arbitres, les prérogatives des arbitrés, les dispositions des résolutions d’arbitrage… L’ensemble est imposant et paraît pouvoir fonctionner. Toutefois, la discussion traîne en longueur. Des intervenants multiples précisent leur point-de-vue sur chacun des points du règlement. Plus problématiquement, d’apprentis juristes prouvent par a+b que telle règle x est incompatible avec telle règle y. Le nouveau règlement n’en finit pas de s’alourdir et de se surcharger d’apostilles et de codicilles. Désireux d’en finir, ses principaux rédacteurs ferment la phase de discussion et soumettent le règlement à la communauté en avril 2012. Ils optent pour une présentation pas idiote : l’ensemble du règlement est jugé d’un bloc, puis chacun de ses points les plus contestés est déterminé séparément. Les déboires du 15e CAr semble relancer une mécanique d’adhésion en faveur du projet. Elle s’enraye cependant rapidement. Les régulations paraissent excessivement compliquées. Une critique, notamment, revient fréquemment :


A ce propos, un wikipédien anonyme croit bon de diffuser un montage vidéo, dérivé d'un film d'Orson Welles, qui acquiert rapidement une certaine popularité :


L’un dans l’autre, la PDD avorte, d’assez peu il est vrai (47% de pour / 53 % contre). Plus que le rejet, ce qui domine, c’est une certaine lassitude. Wikipédia a consacré beaucoup de temps à toute cette histoire et aspire à tourner la page.

(Il va sans dire qu’Alexander Doria, devenu administrateur, s’est retiré de cette wikipolitique de plus en plus agitée. Il gère son portail politique en bon père de famille et personne ne vient le déranger sauf pour lui adresser des médailles et des félicitations qui finissent par encombrer excessivement sa PU)

Ce qui s’impose, en définitive, c’est la première option. Le CAr a disparu. Rien ne l’a remplacé. Les administrateurs disposent, seuls, des pouvoirs de médiation. Même si le BA joue son rôle régulateur, les excès dans l’usage des outils s’accumulent. Seul un administrateur peut empêcher un administrateur, hors leurs pouvoirs sont égaux. Plus gravement, rien ne permet de régler les conflits entre administrateurs. Les bureaucrates disposent certes de la légitimité nécessaire mais n’ont pas été élus pour ça. Ils interviennent par à-coup en obligeant l’administrateur concerné à venir faire confirmer son statut, voire en faisant appel aux stewards pour le désysoper. Ces actions isolées ne sont pas forcément appréciées : le 13 décembre 2012, Popo provoque un second désysopage de Rémih. La fronde anti-administrateur et anti-bureaucrate s’étend. Cela pourrait devenir grave mais heureusement, un événement impromptu met soudainement tout-le-monde d’accord. Bien que davantage prévue par les blockbusters américains que par les mayas, la fin du monde intervient effectivement le 21 décembre…

Exception faite de la chute finale, sur laquelle je ne m’avancerais pas trop, ce récit me paraît très incertain, mais vraisemblable. Je n’ai pas imaginé grand chose. J’ai simplement tiré les conclusions logiques des diverses prises de position que j'ai pu relever. Derrière un front apparemment uni, les anti-CArs accumule les considérations et motivations contradictoires qui laissent augurer des débats assez riches, mais pas forcément concluants.

Voilà qui nous ramène au début du billet. Certes, la divergence entre SM et Lebob au sujet de l’interventionnisme des administrateurs ne porte pas vraiment à conséquence. Il s’agit d’un point mineur au regard de l’essentiel — Lebob a raison de le rappeler :

Que SM et moi ne soyons pas d’accord sur la façon dont les arbitres devraient communiquer ne nous empêche pas d’être d’accord sur l’essnetiel, à savoir que le CAr fonctionne de façon erratique.

Toutefois, cette opposition ferme et résolue au CAr actuel représente-t-elle tout l’essentiel. Rien n’est moins sûr. Les intérêts négatifs pèsent généralement moins lourd que les idéaux positifs. En règle générale, les fronts « anti » finissent par s’étioler une fois leur antagoniste disparu : parlerait-on encore aujourd’hui d’un antigaulliste ou d’un anticommuniste ? C’est d’ailleurs en prévision de cet étiolage que les anti-mondialistes des années 1990 sont devenus alter-mondialistes à l’orée des années 2000. Par honnêteté vis-à-vis de la communauté, les anti-CArs pourraient-ils se muer en alter-CArs ? Ils possèdent en effet une force de déstabilisation certaine : le groupe agit solidairement (toute discussion sur le CAr implique l’intervention automatique de quatre ou cinq de ses membres), il dispose de relais assez efficaces (le blog le plus lu de la périphérie wikipédienne, Wikirigoler lui est plutôt favorable), et, par la grâce de la règle des 66,66%, il peut raisonnablement espérer invalider une ou deux candidatures envisageables (ce qui, d’ailleurs, contrairement à l’effet recherché, discrimine les candidats vierges). Ce pouvoir implique l’exercice d’une responsabilité équivalente. Si les anti-CArs croient sincèrement pouvoir renverser le CAr aux prochaines élections, ils doivent clarifier leur discours, et ce bien au-delà des « légères différences » évoquées en passant par SM.

Allez, en fin de compte, entre la prescription et Lebob et celle de SM, je choisis la seconde et me déclare prêt à débattre autant que nécessaire. Mais, jouons carte sur table.

[Edit : depuis la publication de ce billet, j'ai lancé une Consultation pour une réforme du Comité d'Arbitrage. Avec un peu de chance, la fiction restera une fiction]