samedi 24 mars 2012

Esprit critique…

Le moins qu'on puisse dire c'est que mon blog s'est vaguement assoupi au cours du mois passé. C'est un peu l'inconvénient d'avoir Wikipédia comme sujet : il ne s'agit pas seulement d'un lieu d'observation, mais aussi d'un lieu d'action. Or, en ce qui me concerne, ces derniers temps, l'action a pris clairement le pas sur l'observation : entre le Wikiconcours, la PDD sur l'engagement (ou au non-engagement) de l'infrastructure encyclopédique et le comité d'arbitrage, j'ai eu largement de quoi m'occuper.

Je vais profiter d'un fait tout récemment médiatisé pour relancer un peu la machine à blogger : l'expérience Loys. Par là, j'entends le vandalisme volontaire de ce professeur de français désireux d'inciter ses élèves à utiliser Wikipédia avec circonspection. Si ça ne vous dit rien, je ne peux que vous inciter à faire une séance de rattrapage sur le blog de Pyb ou sur le bistro d'avant-hier — car, contrairement à ce qu'on a souvent tendance à colporter, il se dit parfois des choses intéressantes sur le bistro. Pour ma part, un peu à l'instar de David Monniaux, je vais me servir de cet expérience comme d'une simple amorce. Il s'agit de développer une réflexion plus large sur la notion d'esprit critique et ses mutations dans le cadre d'internet en général et de Wikipédia en particulier.

Loys part d'un postulat certainement fondé : l'esprit critique n'est pas une notion innée. La faculté de distinguer les sources et les faits (car c'est à cela que renvoie d'abord kritein ou le critère) s'apprend. Plus exactement elle suppose l'intériorisation de certaines postures (le doute méthodologique, la distanciation…) et la pratique systématique de certaines procédures (le recoupement des données, l'étiquetage des interprétations…).

Il se trouve une notion chinoise classique qui exprime assez bien tout ceci : le « kuaiji » (je m'excuse d'avance de ne pas pousser la sophistication jusqu'à afficher la transcription originelle en idéogrammes). On traduit généralement cette notion par « comptabilité », mais son champ sémantique est beaucoup plus large. Outre le dénombrement, elle signifie la classification et la synthétisation des données ainsi que l'exercice d'une évaluation qui peut volontiers être circulaire (concrètement, le rédacteur du kuaiji est amené à s'évaluer lui-même). On retrouve tout ceci avec l'esprit critique : la recension des divers éléments disponibles sur un phénomène donné, leur sélection et leur présentation dans un format adapté, l'exercice d'une distanciation à l'égard de sa propre action (l'encyclopédie Guanzi, liste ainsi en tout et pour tout quelques 36 procédures de vérification distinctes).

Bref, l'esprit critique implique un décentrement constant : vis-à-vis de ce qu'on voit, vis-à-vis de ce vis-à-vis de ce qu'on voit, vis-à-vis de ce vis-à-vis de ce vis-à-vis de ce qu'on voit. Chacune de nos approches doit être reconsidérée, sachant que l'acte de reconsidération est en lui-même une approche. Cette dérive constante, qui confine à la mise en abyme perpétuelle, peut néanmoins être tempérée. L'individu pense rarement seul : il en vient généralement à confronter ses conceptions avec autrui. Cet échange intersubjectif permet d'encadrer la dérive critique qui s'apparente désormais à un dialogue sans cesse approfondi, où l'un se fait le vérificateur de l'autre.

Qu'on le considère comme la résultant d'une posture ou d'une situation de communication, l'esprit critique est quelque chose qui apparaît progressivement. Seulement, quel en est la cause ? qu'est-ce qui motive cet apparition ? Selon Loys, l'enseignement joue un rôle absolument primordial dans ce processus. En « arrachant » les élèves à leurs conditions de vie quotidienne (et matérielle) l'école leur délivrerait des moyens d'appréhensions du monde. Elle forge un regard second, décentré par rapport aux postulats de cette société. Assez paradoxalement, ce décentrement émane d'une situation communicationnelle éminemment hiérarchique : le professeur surplombant matériellement et intellectuellement l'assemblée des élèves. Mais bon, on peut encore estimer cette « autorité » n'a que pour visée sa propre dissolution, dès lors que les élèves possèdent les moyens intellectuels de se passer du professeur.

Ce qui est véritablement discutable, c'est d'exclure toute autre source à la formation de l'esprit critique. Ce n'est manifestement pas le cas, et pas seulement depuis l'apparition d'Internet. Dans les faits, le monopole épistémologique du corps professoral est entamé depuis plus de cinq siècles.

Pour les besoins de ma thèse, j'ai été amené à lire un ouvrage très intéressant d'Elisabeth Eisenstein sur la naissance de l'imprimerie (il ne s'agit pas de The Print as an Agent of Change, mais d'une version synthétisée plus récente, The Printing Revolution in Early Modern Europe). Elle revient en détail sur les conséquences scientifiques et académiques de l'imprimé. Elle insiste notamment sur le fait que, pouvant accéder beaucoup plus aisément que leurs prédécesseurs à la connaissance écrite, les savants des XVIe et XVIIe siècle se sont très rapidement émancipés de la tutelle de leurs aînés. En quelques années à peine, grâce à ses lectures, Kepler en remontrait à ses enseignants.

Cette révolution épistémologique de l'imprimé s'apparente beaucoup à celle du numérique. On a un peu tendance à l'oublier, mais l'introduction des presses s'est initialement traduit par un déclin général de la qualité des publications. Cherchant avant tout à rentabiliser leur investissement, les imprimeurs accordaient un soin minimal à l'état du rendu typographique (qui comporte un nombre incalculable de coquilles). Ils n'hésitaient pas à réaliser eux-même, des compilations de faits supposés scientifiques qui reprenaient tous les on-dits possibles et imaginables. Par comparaison, les copistes témoignaient d'une éthique professionnelle bien supérieure qui faisait de leurs écrits des objets beaucoup plus exploitables pour la connaissance scientifique.

Seulement, rapidement cette situation s'est radicalement inversée. En donnant à voir à un large public des informations autrefois faiblement disséminés, les imprimeurs s'exposaient bien plus à la critique — ce qui facilitait d'autant les corrections éventuelles. L'imprimé progresse indéfiniment grâce au principe du feedback : des spécialistes communiquent leurs réclamations, voire s'investissent dans l'édition des œuvres. Le géographe Ortelius en vient ainsi à publier en annexe de ses cartes une longue listes des contributeurs et correcteurs qui s'apparente, dans une certaine mesure, à un historique de Wikipédia. Parallèlement, cet exercice de confrontation entraîne une prise de conscience des incohérences de la recherche scientifique : tel remède médical indiqué depuis des siècles s'avère être une supercherie, telle terminologie étrange repérée dans la République de Platon s'avère être une erreur de copiste…


Une liste d'Errata d'Henri Estienne — aujourd'hui, cet humaniste ferait sans doute figure de wikignome


On retrouve exactement le même phénomène sur Wikipédia. La mise en disponibilité de toute une série d'informations entraîne leur réévaluation critique. C'est particulièrement patent dans le cadre des sciences humaines. L'article sur le Communisme sur lequel je suis en train de travailler avec Jean-Jacques Georges tente de tracer aussi nettement que possible la trajectoire sémantique de ce concept polysémique. A cette fin, il était nécessaire de lier de multiples sources disjointes — aucun ouvrage de synthèse unique n'ayant jamais abordé la somme de ces informations. En particulier, j'ai fini par mettre la main sur une brève analyse lexicologique de 1981, qui remet en cause de nombreux a priori, toujours circulant, sur l'étymologie du terme — il n'apparaît pas, sous son sens moderne, dans les années 1840, mais dès la fin du XVIIIe siècle. Même en ayant pu bénéficier d'une multitudes d'apports « exhumés » de multiples disciplines, l'article comporte sans doute de nombreuses imperfections, qui seront sans nul doute corrigées au fil du temps. Le schéma d'amélioration asymptotique est le même que pour l'atlas d'Ortelius. A ceci près que le dispositif d'accueil et d'hébergement de Wikipédia est infiniment plus accessible et modifiable.

L'inquiétude de Loys est finalement peut-être un peu celle des enseignants de Kepler. De nombreux contributeurs de Wikipédia ont l'âge de ses élèves. Cela ne les empêche pas de maîtriser rapidement les règles de rédaction encyclopédique et de produire des contenus de qualité comparable à ce qu'ils trouvent dans la littérature académique. Le monopole professoral risque fort d'être, une fois de plus, entamé.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Justement non, l'analogie imprimerie/web est bien insuffisante pour une juste appréciation de ce qui est jeu. Il suffit de considérer que l'imprimerie très rapidement ne concernait qu'une élite ; d'un autre bord, le Web 1 ou 2 n'est qu'un des aspects d'une mutation autrement plus profonde qu'un changement technologique. On peut le qualifier d'épiphénomène et se focaliser sur l'usage impertinent que les élèves en font, c'est passer à côté de tout le reste, dans lequel la comparaison avec l'imprimerie, n'est pas sans intérêt, mais s'apparente à un arbre qui cache la forêt.

Alexander Doria a dit…

C'est justement parce que le Web a des conséquences considérables que la comparaison me paraît pertinente. L'air de rien, l'imprimerie a permis la constitution des communautés scientifiques, donc indirectement de la science moderne (Kepler n'aurait jamais eu les moyens de s'acheter une bibliothèque de livres manuscrits ; même avec une armée de copiste Galilée n'aurait jamais pu diffuser ses brochures dans l'Europe entière). Elle a également considérablement amenuisé le risque de perte massive des connaissances humaines. Grâce à la multiplication des copies, il n'y a plus jamais eu ce syndrome bibliothèque d'Alexandrie qui était encore bien prégnant au moyen-âge : un seul des 400 000 livres de la bibliothèque des Fatimides nous est parvenu (et encore il est incomplet) ; la quasi-totalité du corpus bibliographique de l'Espagne andalouse a disparu dans les flammes de la Reconquista.

Elle a aussi joué un rôle déterminant dans l'émergence du capitalisme moderne. Dans ma thèse je m'intéresse ainsi à l'invention des cotations périodiques. Jusqu'au XVI siècle, les cotations étaient privées : des marchands les mentionnaient dans leur correspondance, mais elles n'étaient pas très fiables, et jamais publiées. Avec la création des premiers périodiques financiers en Hollande, l'information sur les prix devient publiques et aisément accessibles. D'où, une extension considérable des milieux marchands qui précipite l'avènement des bourses modernes, des sociétés par actions (à la base, une action, c'est un bout de papier imprimé…), des cours permanents…

Sur la question de l'élite, je suis un peu sceptique. Certaines publications ont vite atteint des tirages qui vont bien au-delà de l'élite (les almanachs en particulier ont changé la vie de nombreux paysans européen). Et puis, à cette aune, on peut aussi considérer qu'Internet est un outil élitiste (sur les 7 milliards d'être humains, combien disposent d'une connection à domicile ? et parmi les internautes, combien font effectivement usage des immenses possibilités qui leur sont offertes ?). Ce qui compte ce n'est pas seulement la pénétration sociale d'une infrastructure technique mais surtout ses incidences sur le long terme. Dans les deux cas, elle me paraît également considérable : bien plus, comme tu dis, qu'un simple changement technologique.

Anonyme a dit…

Non parce que ce ne sont pas des conséquences comparables, toute conséquente qu'elles soient. Les individus, au-delà des moyens dont ils disposent, ne se comportent pas de la même manière dans un monde régis par la rareté et au contraire dans celui de la pléthore propre aux dernières décennies. La communication n'a pas le même sens quand elle demande un investissement et quand elle circule dans des réseaux qui soliquent en définitive. Que peux-t-on comparer dans ces conditions ?
Non, à titre d'hypothèse, le copier-coller peut être vu comme une sur-couche palimpseste dans un comportement semblable à celui des tagueurs de rue : le monde est saturé d'informations comme il est saturé de prétentions artistiques et dans ce contexte étouffant l'individualité, le réflexe est d'exister par-dessus pour la seule raison d'être visible par-dessus ou de mourir. L'alternative du copier-coller, c'est la création, mais la création dans un monde clos et saturé, c'est une pollution et une responsabilité inutile. Quel est le rapport avec l'esprit critique dans l'affaire ? Critiquer pourquoi faire, quand c'est le recyclage, le reformatage, le reconditionnement qui s'impose face à la saturation ? Le Web n'est que les ondes cérébrales d'un corps à la fois obèse et corseté ; coupons les ondes, les comportements seraient les mêmes, des baillements en plus.

Bravo d'avoir compris ce que je disais.