mercredi 11 septembre 2013

Citez vos sources… mais pas que.

J'en ai déjà parlé sur twitter, mais le sujet vaut sans doute bien un petit billet de blog. La semaine dernière j'ai lu avec beaucoup de plaisir le troisième volume de "La Méditerranée" de Fernand Braudel. Cela peut paraître un peu galvaudé de dire ça, mais la synthèse historique se lit par moment "comme un roman", avec son lot d'espions double et triple, d'ambassadeurs chafouins, de corsaires diaboliques, de fous de dieu, de guérillas et de batailles navales… J'étais emporté sur le siège de Malte, lorsque je fus soudain arrêté par un coup au cœur. Jugez-en par vous-même :

C'est marqué en toute lettre dans le titre: « Malte, épreuve de force (18 mai-8 septembre 1564) ». Sauf que le siège de Malte a eu lieu en 1565, sans ambiguïté possible. Le paragraphe suivant rétablit heureusement la bonne chronologie : « la brusque arrivée de l'armada turque sur Malte, en mai 1565 (…) Dès la fin de 1564 ». Tout ceci a de quoi plonger le lecteur dans une certaine perplexité — et encore, s'il s'avère suffisamment attentif. Un étudiant en histoire en pleine révision sera sans doute tenté de survoler rapidement le texte et de retenir la date la plus immédiatement visible — celle du titre — et donc, sans s'en douter, de colporter une erreur factuelle significative.

Pour ma part, mon instinct de wikipédien a pris le dessus. Faute de trouver le bouton modifier, j'ai contacté l'éditeur :

Je me permets de vous signaler la présence d'une erreur assez problématique dans votre édition du 3e volume de "La Méditerranée" de Braudel. En pp. 147-149, le siège de Malte est situé en 1564 alors qu'il a bien lieu en 1565. Parfois la date exacte revient dans le corps du texte, ce qui ne fait qu'ajouter à la confusion. Serait-il possible d'inclure une sorte d'erratum à l'avenir ? Le siège de Malte est un événement historique important et l'ouvrage de Braudel constitue l'une des principales sources de référence sur cette période. En l'état, l'édition contribue à induire en erreur de nombreux lecteurs.
Je n'ai pas encore reçu de réponse. Par contre, j'ai un peu réfléchi aux implications de ce genre d'inexactitude. "La Méditerranée" de Braudel est l'archétype d'une source très fiable qui, bien qu'ancienne, continue de faire autorité. L'ouvrage a été réédité neuf fois depuis sa parution (de 1949 à 1990). L'erreur a été peut-être introduite à l'occasion d'une de ces rééditions — peut-être est-elle passée par toutes les mailles du filet, pourtant bien tendu, des corrections successives.

Le problème qui se pose maintenant est le suivant : j'aurai du temps à perdre et une volonté de troller, je pourrai très bien me targuer de cet ouvrage pour introduire intentionnellement une erreur sur Wikipédia. Peut-être pas sur l'article Grand Siège de Malte, déjà bien référencé, mais certainement dans un des nombreux articles parallèles. Par exemple, l'article sur l'un des protagonistes du conflit, Mustafa Pacha, ne comporte aucune référence. Il ne tient qu'à moi de signaler, l'ami Braudel à l'appui, qu'il a pris part au siège de Malte en 1564.

Tout ceci montre les limites du simple principe de citer des sources fiable. La fiabilité absolue n'est pas de ce monde. En se référant à des analyses scientifiques réputées on décroît le risque d'erreur ; on ne l'élimine pas.

L'histoire de Wikipédia se résume ainsi à une quête jamais terminée de l'exactitude encyclopédique.

Jusqu'en 2006-2007, la véracité du propos dépendait d'une pratique en apparence assez problématique, mais qui ne fonctionnait pas si mal que ça : la sagesse des foules, l'idée que le croisement d'une multitude de regards sur un texte donné va vraisemblablement entraîner une discrimination les erreurs factuelles à terme. Les études de la fiabilité de Wikipédia antérieures à 2006 montre que, effectivement, le taux d'erreur n'est pas monstrueux (environ 4 par article vs. 3 pour l'Encyclopedia Britannica).

Par la suite, le recours de plus en plus systématique aux sources secondaires permet d'atteindre un nouveau palier. Des études plus récentes soulignent que l'encyclopédie collaborative ne s'approche pas seulement de la rigueur des encyclopédie traditionnelles ; elle la dépasse bien souvent.

Il est toujours possible d'aller plus loin. C'était un peu le sens d'un petit essai que j'ai créé l'année dernière, Wikipédia:PROPORTION. L'enjeu n'est plus seulement de citer ses sources, mais de les croiser, voire de les mettre en concurrence, de manière à diminuer, là aussi, les possibilités d'inexactitudes ou d'interprétations infondées.

J'ai ainsi parfois l'impression qu'à force de se focaliser sur le moyen (le recours aux références) on perd de vue le but. On peut, si on le souhaite, mettre une note de bas de page à chaque mot ; si il n'y a pas eu en amont un travail d'évaluation et de croisement des diverses sources disponibles, ce travail un peu maniaque risque fort de ne pas constituer un garde-fou suffisant.

4 commentaires:

Fabrice Ferrer a dit…

Oui, faut croiser les sources !

J'avais à ce propos créé un (énième) bandeau d'avertissement, je sais pas si ça vaut le coup...

https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Utilisateur:Fabrice_Ferrer/Croiser_les_sources

GH a dit…

Il y a donc des erreurs dans les livres ? :-)

Pour rire un peu, tu peux regarder les notes de L'Identité de la France du même Braudel. Entre les souvenirs personnels et les "références égarées", ça fait pas très sérieux.

belett a dit…

Le plus « drôle » est quand les erreurs sont officielles, genre « 54200 Toulouse » au lieu de « 54200 Toul » (autocomplétion intempestive ?) sur un arrêté de la République française http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000018086378

Alexander Doria a dit…

Merci pour vos exemples complémentaires.

Je suis un peu surpris qu'il n'y ait pas plus de réaction publique face à ce type d'erreur. Sur le site d'éditeur il n'y avait même pas de catégorie d'envoi pour les "erratums" — j'ai dû tricher en optant pour la catégorie "livre défectueux".

Un peu comme si le support d'information (qu'il s'agisse d'un livre ou d'un texte de loi) fait tellement "sérieux" qu'il serait totalement inimaginable d'y déceler ne serait-ce qu'un semblant d'inexactitude…