vendredi 8 juin 2012

Autocitation…

Lucianusbeneditus suscitait il y a quelques jours un intéressant débat sur le bistro. Il soumettait en effet à la communauté une question non triviale : peut-on se citer sur Wikipédia ? La plupart des velléités d’autocitation ont été jusqu’à présent découragées pour des raisons annexes, généralement liées à la faible qualité des sources (blog…) voire à leur inexistence…

Là n’est pas le souci de Lucianusbeneditus. Comme il le souligne, « ceux qui me connaissent savent que je suis universitaire, j'enseigne dans une université française et donc je fais de la recherche et je publie. » Par conséquent, il produit des sources dites de qualité — articles dans des revues à comité de lecture, actes de colloque etc. Ces sources servent préférentiellement à référencer les articles de Wikipédia. Qui plus est, elles contribuent à définir l’état de la recherche actuelle que l’encyclopédie est censée refléter.

Assez logiquement, Lucianusbeneditus contribue sur des thématiques qu’il étudie par ailleurs. Son intérêt wikipédien et son intérêt universitaire ne pouvaient que se croiser. Tout cela l’entraîne vers le dilemme suivant : peut-il utiliser une de ses publications comme référence ?

La publication en question participe sans conteste du champ de recherche considéré. Son sujet, assez pointu, se situe à l’embranchement de deux disciplines distinctes (la climatologie et l’histoire antique). Dans ces conditions, on peut subodorer sans grand risque que la littérature existante est plutôt limitée… Omettre cette étude revient de facto à négliger une partie de la recherche existante sur l’objet encyclopédique. L’ajouter paraît pourtant soulever un certain nombre de réticences éthiques. Un contributeur s’y est ainsi fermement opposé en pointant un risque d’autopromotion…

Ce n’est sans doute pas là le problème. Cédric Boissière rappelle très justement que Wikipédia ne dispose encore que d’une faible légitimité dans le monde universitaire. Être cité sur Wikipédia représente un avantage incomparablement plus faible que le fait d’être cité dans une revue dûment agréée par l’AERES. D’ailleurs, sur mon CV de doctorant, les quelques articles labélisés que j’ai été amené à rédiger figurent sous le chapitre « valorisation » (en d’autres termes, tout ce que le would-be PhD réalise pour soigner son image) et non sous le chapitre « publication ».

Le point qui me dérange davantage est plutôt d’ordre épistémologique. Les cinq principes fondateurs édictent en effet la répartition des tâches suivantes : la communauté scientifique élargit le savoir existant, en recensant ce qui est, en provoquant des expériences et en proposant de nouveaux modèles formels ; la communauté encyclopédique constate et publicise les acquis ainsi dégagés. J’ai assez nettement ressenti cette distinction lorsque j’ai rédigé mon mémoire de recherche l’année dernière. A certains moments, je me disais « attention TI ». Je rattrapais aussitôt : « ah mais non, là je peux… ».

Cette distinction, l’autocitation la remet en question, dans la mesure où les statuts de chercheur et de contributeur se confondent. La production et la reproduction du savoir relèvent de la même personne. Une telle confusion des statuts et des attentes d’écriture n’est sans pas risque. On songe au tout premier lieu au paradoxe de l’observateur : peut-on évaluer un champ de recherche dont on est soi-même partie prenante ? Ne va-t-on pas se mettre en avant ? Ou, au contraire, soit par modestie ou par crainte d’éventuels reproches, se minimiser ? La juste mesure n’est pas aisée à définir.

Il existe également une seconde dérive, moins évidente. Le chercheur-contributeur possède en effet un avantage certain sur le simple contributeur : il est en mesure de produire, indirectement, un savoir. Il peut, techniquement, se référer à des données apparemment exclues de l’encyclopédie (sources primaires en particuliers) en les synthétisant dans une source secondaire utilisable telle quelle.

Je ne pense pas que ce type de pratique existe aujourd’hui. Ça pourrait l’être dans un futur plus ou moins proche. Il ne paraît pas illusoire de penser que plusieurs contributeurs réguliers de l’encyclopédie s’orientent vers une carrière universitaire. Ce faisant, ils peuvent être tenté de combler les impasses éventuelles de la communauté scientifique dans leur domaine spécifique de contribution.

Dans les faits, on assisterait ainsi à une inégalité de fait entre les contributeurs tenus de refléter le champ de recherche, et ceux qui peuvent l’altérer. Cette situation ne dégraderait absolument pas l’éditorial (les revues à comité de lecture ne laisseraient certainement pas passer des élucubrations POV). Par contre, elle peut générer un certain nombre de tension communautaires, en suscitant in fine une encyclopédie à deux vitesses.

Vers deux statuts distincts ?

Il va sans dire que j’ai pris le problème dans ses ultimes retranchements. En réalité, il est sans doute possible d'autoriser l’autocitation, tout en l'encadrant suffisamment pour prévenir les dérives éventuelles. On pourrait ainsi autoriser ce procédé à condition qu’une ou plusieurs références viennent également appuyer le propos — soit exactement ce qu’a fait Lucianusbeneditus…

8 commentaires:

David Berardan a dit…

Je m'étais posé la même question que lui au moment où j'ai commencé à contribuer (j'étais encore jeune à l'époque, snif). J'avais résolu la question, du moins vis à vis de ma conscience, en me fixant pour règle de ne citer des travaux dont je suis à l'origine que s'ils pouvaient être considérés comme des sources secondaires (typiquement la partie biblio d'une thèse, sans forcément ce limiter à ça). Évidemment, le problème est sans doute moins prégnant dans le cas des sciences dures, ou la notion de TI pour une biblio ou une review est nettement moins présente...

Le concombre masqué a dit…

Il me semble que tu fais trop d'honneur au problème ponctuel qu'a rencontré LucianusBenedictus. Il ne fait en effet aucun doute que son utilisation d'articles dont il était co-auteur était parfaitement conforme aux règles de fonctionnement de Wikipédia et le problème n'en a été un que grâce à l'intervention d'un emmerdeur professionnel, dont un plaisir dans la vie sur Wikipédia semble être de contrarier ceux dont la tête ne lui revient pas, fût-ce en dépit du bon sens. Quelques exemples récents :

* celui que tu mentionnes : sur "Hiver volcanique" retire une référence opportune parce que son auteur ne lui revient pas : diff

* sur "transformée de Fourier", rétablit en résumé introductif une phrase anecdotique, parce que celui qui l'a retirée ne lui revient pas : diff

* sur "Point zéro des routes de France", retire une demande de référence et se lance dans des arguties incompétentes en page de discussion, parce que le contributeur qui avait pointé un problème ne lui revient pas : diff

Bref c'est une affaire de boulet à traîner, pas une affaire de "principes fondateurs".

Alexander Doria a dit…

@David Berardan : oui, le problème concerne surtout les sciences humaines. J'ai d'ailleurs l'impression que le champ de recherche y constitue moins une totalité de connaissance à un instant t, qu'un consensus social (on fait la somme des « positions théoriques » existantes en les quantifiant selon leur importance respective). Le « pouvoir » du chercheur sur l'article est d'autant plus important : sa publication contribue fatalement à altérer le champ de recherche, même marginalement. Pour peu que le domaine considéré soit assez pointu, on ne peut pas ne pas la mentionner…

@Leconcombremasqué : je pense que le problème est un peu plus large que cela. Outre le commentaire de David ci-dessus, un autre chercheur contributeur vient de me contacter à ce propos. Il y a d'ailleurs une petite dimension autobiographique dans l'analyse que je développe. Je suis actuellement en doctorat et je vais probablement commencer à publier des articles de recherche au cours de l'année à venir. Je me sens assez concerné par cette problématique de l'autocitation, d'autant que mon domaine de recherche a été assez peu étudié.

Après, si l'on s'en tient à la situation concrète de Lucianusbeneditus, je suis convaincu que son « autocitation » est aussi éthique que possible (la conclusion de mon billet le montre assez clairement). Je suis tout aussi convaincu sur le fait que son contradicteur comprend de moins en moins le fonctionnement de l'encyclopédie — mais c'est une autre histoire…

Meodudlye a dit…

Bah, dans les sciences dures, comme le note David, on évite de se faire de la pub.
Dans les domaines comme celui de LB, on n'hésite pas à se faire mousser en citant ses propres travaux.
Rien à voir avec la façon dont est perçue WP dans le domaine.
LB est le principal auteur de l'article, et pour appuyer ce qu'il écrit dedans, il cite son propre travail. On est donc pile dans le TI et l'auto-promo.
Et dire qu'il me reprochait de nuire à moi tout seul à l'image des "s"HS. Alors qu'il se débrouille très bien tout seul pour cela.

Anonyme a dit…

"dans les sciences dures, comme le note David, on évite de se faire de la pub"

Je n'y crois pas. J'ai vu des livres de synthèse en maths où l'auteur ne se privait pas de mentionner ses propres travaux. Il aurait d'ailleurs donné une fausse idée de l'état de la discipline s'il les avait passés sous silence.

Deuxtroy a dit…

"Il ne paraît pas illusoire de penser que plusieurs contributeurs réguliers de l’encyclopédie s’orientent vers une carrière universitaire. Ce faisant, ils peuvent être tenté de combler les impasses éventuelles de la communauté scientifique dans leur domaine spécifique de contribution.

Dans les faits, on assisterait ainsi à une inégalité de fait entre les contributeurs tenus de refléter le champ de recherche, et ceux qui peuvent l’altérer."

Si je peux vous rassurer, il n'est absolument pas besoin d'être universitaire pour altérer Wikipedia. Et si des gens pointus sur leur domaine s'auto-citent et le déclarent, même en l'absence d'opposants avérés, l'attitude me parait suffisamment saine et indicative du point de vue de leurs propres références pour ne pas prêter sujet à caution. Cela sera toujours mieux que des propos du café du commerce . Ou que des universitaires ne signalant pas le risque de partialité.

Alexander Doria a dit…

@Meodudlye et Anonyme : même si c'est moins prononcé qu'en SHS, je pense aussi que le risque existe aussi dans le sciences dures, en particulier dans les travaux « prospectifs » où il n'est jamais évident de juger sur pièces (un cas typique parmi d'autres : les nombreuses extrapolations de la théorie des cordes en physique quantique). Le consensus social (la position de untel est reprise par X, Y, et Z…) prime ici sur l'évidence des connaissances acquises.

@Deuxtroy : comme je le souligne sur le billet, le problème n'est finalement pas tellement d'ordre éditorial. Le comité de lecture des revues scientifiques constitue un bon garde-fou (même si il y a eu des cas tangents : cf. l'affaire Sokal). Le problème est plutôt d'ordre communautaire, avec le risque d'assister à l'émergence d'une nouvelle catégorie de contributeurs disposant, du fait de son statut de chercheur irl, de plus de compétences éditoriales que le contributeur moyen.

MPC a dit…

Moi, c'est le 2 poids 2 mesures qui me choque. Personne ne trouve donc rien à redire sur les autocitations (et l'autobiographie, tand qu'on y est) jusque dans un article proposé à l'AdQ d'un universitaire bruyant et bien connu de WP ? Pourquoi laisser faire l'un et pas l'autre ? Privilège de l'âge ?