samedi 15 octobre 2011

Il dilemma

Tout a peut-être été dit sur le blackout de la wikipédia italophone.

Grâce aux apports et à la réactivité remarquable de plusieurs wikipédiens (Serein, Moyg, Darkoneko, Mandariine…) j'ai pu esquisser un rapport assez complet de l'affaire. Plusieurs analyses de bonne qualité sont rapidement apparues : je vous renvoie toujours aux excellents articles de Jean-Marie le Ray et de Camille Gévaudan, ainsi qu'au très bon billet du Choix du Chaos. Les erreurs colportées par une bonne partie de la presse ont été finalement corrigées. La réception francophone de l'événement est à-peu-près assurée.

Tout a peut-être été dit. Et pourtant, l'on s'interroge encore : le blackout était-il vraiment la seule solution envisageable ? Les italophones n'ont-ils pas surestimé les dispositions du comma 29 ? Et de toute manière, ne valait-il pas mieux faire quelques concessions plutôt que de prendre le risque de s'engager politiquement ?

Ces interrogations pèsent lourd. Plusieurs contributeurs de valeur de la wikipédia francophone se sont inquiétés des effets potentiellement dévastateurs de ce précédent : acteur encyclopédique, wikipédia ne va-t-elle pas se muer en acteur politique ? Pour qualifier cette inquiétude, j'utiliserai volontiers l'expression de « Principe de Fondation ». Dans la première nouvelle du cycle de Fondation, Isaac Asimov présente le cas d'une fondation encyclopédique qui, sous la menace de divers envahisseurs, doit se muer en État organisé — donc se politiser. Pour assurer sa survie, Wikipédia (et par Wikipédia j'entends l'espace encyclopédique et non uniquement les chapters nationaux) devra-t-elle s'instituer, s'investir dans la société civile voire dans le jeu politique ?

L'un des huit bureaucrates de la Wikipédia francophone, Dr Brains, a soudainement arrêté de contribuer pour ne pas cautionner ce Principe de Fondation. Il résume son appréhension en ces termes :
Le projet Wikipédia, tel que je perçois désormais, ne sera plus jamais pareil […] "Wikipédia", et avec elle l'ensemble des wikipédiens et la Fondation Wikimedia, ont pris parti. Ils ont abandonné l'objectif initial de faire une encyclopédie. Ils pensent probablement que la fin justifiait les moyens, ou que c'était "juste pour cette fois". Mais ils se trompent. En prenant parti, en usant (et abusant) du pouvoir que leur conférait la gestion d'un site aussi important (à tout point de vue), ils ont mis le doigt dans un engrenage fatal. Ils ont goûté au pouvoir et en redemandent (ou le feront très bientôt). Ils ont perdu de vue le pouvoir corrupteur du pouvoir. Pas moi. Et je ne souhaite pas être lié par ce pacte faustien lorsque Méphistophélès viendra réclamer son paiement.
Venant d'un contributeur aussi estimé, cet avertissement pèse lourd. Cela m'incite à revenir un peu plus longuement sur les implications du Comma 29. En dépit de diverses rumeurs d'abrogation, il reste toujours en discussion. Le maintien d'un bandeau sur certains projets italophones comme it.wiktionnairy est là pour le rappeler.



Décortiquer le Comma 29

Comme me le soulignait Mandariine, le Comma 29 ne signifie pas grand chose en tant que tel. Il ne s'agit que d'une liste de modifications et d'adjonctions apportées à l'article n°8 de la loi du 8 février 1948. Cet article établit tout simplement le cadre légal du droit de réponse. Il spécifie une temporalité (dans les deux jours de l'avènement de la requête pour les quotidiens ; dès le second numéro suivant la semaine lors de laquelle est reçue la requête pour les périodiques), une publicité (les rectificatifs sont publiés dans leur intégralité, à condition que leur contenu soit limité à trente lignes, avec les mêmes caractéristiques typographiques) et une pénalité (Le défaut ou l'exécution incomplète de l'obligation prévue au présent article est punie d'une amende de trois millions à cinq millions de lires).

Que change le comma 29 à cette situation ? Le montage réalisé par Mandariine permet de se faire une juste idée des reformulations introduites. Ce qui importe en premier lieu, c'est l'élargissement du dispositif, qui ne concerne plus seulement la presse, mais également la télévision, la radio et surtout Internet.

Avant de nous appesantir sur le cas du numérique, faisons tout de même état des altérations apportées au droit de réponse en général. Le comma 29 fait en effet partie d'une loi plus large, dite Loi sur les écoutes, qui dans son ensemble vise à limiter les droits et protections des journalistes. En conséquence, il restreint une sorte de liberté par omission : le droit de réponse au droit de réponse. L'article n°8 n'empêchait nullement la rédaction de commenter le rectificatif. Ce serait désormais impossible. Les rectificatifs doivent être publiés sans commentaire dans leur intégralité. Sans commentaire : deux petits mots qui changent tout.

Pour les productions numériques, l'essentiel des dispositions sont fixées par un petit paragraphe qui, à force de circuler, commence à être bien connu. Je le cite de nouveau, pour rappel :

Pour ce qui concerne les sites informatiques, y compris les journaux et magazines diffusés par voie électronique, les déclarations ou les rectifications sont publiées dans les quarante-huit heures suivant la requête, avec les mêmes caractéristiques graphiques, la même méthodologie d'accès au site et la même visibilité que celles de la publication à laquelle elles se réfèrent.

Avec les éléments paratextuels et contextuels dont je dispose aujourd'hui, un commentaire mot-à-mot de ce texte me paraît envisageable. Procédons méticuleusement :

Le Per / Pour ce qui concerne introductif définit le champ d'application de la loi. Il est très large, voire volontairement vague : i siti informatici. Initialement, je me suis demandé, si l'adjectif informatici ne signifiait pas également informatif ou d'information. Ce n'est apparemment pas le cas. Si l'on en croit l'article du wiktionnaire italophone, il s'agirait d'un décalque du français informatique. Etant donné que tous les sites internet fonctionnent par des procédés informatiques, on en déduit que l'ensemble des productions numériques, quelles qu'elles soient, sont concernées par cette disposition.

Assez curieusement, cette indication est suivi par une précision dont la présence me paraît immotivée : ivi compresi i giornali quotidiani e periodici diffusi per via telematica — y compris les journaux et magazines diffusés par voie électronique. Je subodore que c'est peut-être un moyen de prendre également en compte les autres moyens de diffusion électroniques des journaux pure player (newsletter par exemple…). Rien n'est moins sûr. La précision vient peut-être juste marquer une insistance : les quotidiens et périodiques numériques sont en première ligne.

A la suite de ces deux subordonnées introductives, l'on trouve une phrase conjuguée, qui détaille la procédure à suivre (des déclarations ou rectificatifs doivent être publiés), la motivation de cette procédure (le dépôt d'une requête en diffamation) et sa temporalité (48 heures après le dépôt de la requête). Comme cela a déjà été amplement signalé, la requête n'est pas un jugement. Elle ne fait intervenir aucun intermédiaire judiciaire. Elle n'est du ressort que du seul diffamé.

Ce mode opératoire ne pose pas de problème dans le cadre de la loi n°8 du 8 février 1948. Il permet simplement à la personne concernée de communiquer son point-de-vue. Or, le Comma 29 déforme complètement cette intention initiale. D'abord, rien ne peut s'opposer aux déclarations et rectificatifs du diffamé : avec l'apposition du sans commentaire il n'y a plus de droit de réponse au droit de réponse. Ensuite, la structure-même des publications en ligne contribue à transformer la rectification en substitution.

En effet, celle-ci ne peut pas être rédigée n'importe comment : elle doit s'exprimer dans une typographie et un positionnement graphique semblable à la diffamation (con le stesse caratteristiche grafiche). Qui plus est elle ne doit pas être disposée n'importe où, mais doit être accessible sur la même page (la stessa metodologia di accesso al sito) et bénéficier d'une visibilité comparable (la stessa visibilita` della notizia cui si riferiscono).

Or, il n'y a qu'une manière de respecter pleinement ces trois critères de typographie, d'accès et de visibilité : remplacer la diffamation supposée par la déclaration du diffamé. Supposons que j'aie fait état des récents démêlés judiciaires de Silvio Berlusconi sur ce blog et que celui-ci m'astreigne à publier un texte rectificatif. Le respect de la typographie est relativement simple (tous mes billets sont écrits de la même façon). Celui de l'accès l'est moins : les billets ne sont pas seulement lisibles sur la page d'accueil mais également en tant que tel. Concrètement, un internaute peut accéder via Google ou un lien quelconque à ma diffamation, sans avoir à prendre connaissance du rectificatif. Il est donc nécessaire que le rectificatif soit positionné sur le même billet. On pourrait ainsi penser à une disposition comme suit, où l'addenda du diffamé précède (ou succède à) la diffamation :


Toutefois, ce ne peut être un simple addenda. Il doit bénéficier de la même visibilité. Même là, une parade paraît encore envisageable : la mise en regard des deux textes. En utilisant un code html adapté l'on pourrait obtenir le dispositif suivant :


En apparence ça marche. Les trois critères sont respectés : la déclaration dispose de la même typographie, du même accès et de la même visibilité que la diffamation. On a simplement oublié quelque chose : le sans commentaire. L'absence de commentaire implique qu'aucune observation ou constat, a fortiori diffamatoire n'accompagne la lecture du rectificatif. Bref, la seule solution possible, c'est la substitution telle quelle :



Wikipedia.it selon le Comma 29

Sur Wikipédia.it (et accessoirement sur l'ensemble des wikipédias linguistiques concernées par cette mesure), la procédure prendrait la tournure suivante. M. X découvre un article sur sa personne qu'il juge diffamatoire. Il fait savoir son intention de déposer une requête. Là, la communauté peut réagir de trois manières.

La plus simple et la plus rapide consiste à donner raison à M. X (qui agit après tout en conformité avec la loi) et publier son rectificatif. Si l'on applique parfaitement les critères sémiotiques du comma, le rectificatif ne peut que se positionner à la place du passage contesté. Le paragraphe sur « M. X et l'affaire Y » disparaît, au profit d'une « Mise au point sur l'affaire Y », précédée d'un bandeau spécifiant que le texte ne doit jamais être modifié. Trois des cinq principes fondateurs sont enfreints. Le rectificatif n'est en effet pas encyclopédique : c'est un texte brut que l'on peut légitimement tenir pour un travail inédit. Il ne respecte pas davantage la neutralité de point-de-vue : un paragraphe tout entier est consacré à défendre une « thèse » qui n'est généralement pas corroborée par les sources secondaires disponibles. Enfin, il contrevient au fameux « n'hésitez pas » puisque le paragraphe ne sera jamais modifiable.

Une autre solution, un peu plus délicate à mettre en place, consiste à supprimer l'article. Peu importe le fait que M. X. soit quelqu'un de notable : mieux vaut ne pas en parler du tout que d'en parler d'une manière non encyclopédique. Cependant, on ne saurait passer une procédure de suppression normale (sa durée excède généralement les 48 heures requises). Les administrateurs se devront de réagir vite, sans prendre le temps de consulter les auteurs (qui peuvent le prendre assez mal). En outre, il n'est pas totalement certain que le diffamé ne se satisfasse complètement de cette résolution : si il est tenace, il peut encore demander la publication du rectificatif afin de réparer le préjudice passé.

La dernière solution, consiste à rechercher la confrontation. Au terme des 48 heures, M. X constate que son rectificatif n'est toujours pas publié et que la diffamation est toujours en place. Il en appelle au tribunal qui lui donne logiquement raison et réclame le paiement de l'amende à… qui au juste ? Structure collaborative, le wiki dilue fatalement la responsabilité. Le juge peut tenter d'incriminer la Fondation Wikimédia ou son chapter italien, Wikimedia Italia même si leur culpabilité reste difficile à prouver (l'une et l'autre n'ont aucun pouvoir éditorial). Plus logiquement, il peut réclamer l'identification des « auteurs » du paragraphe diffamatoire et établir une sorte de barème selon l'importance de leurs contributions. Les 12000 euros peuvent être subdivisés en une cinquantaine ou une centaine de lots : une IP qui a rédigé l'essentiel de l'article se doit d'en payer 4500, un contributeur qui a corrigé un accent (et donc pris la peine de survoler le texte sans prendre en compte sa portée diffamatoire) 25 etc. Les check-user sont mobilisés pour identifier tout ce monde-là.

A terme, la Fondation ou Wikimedia Italia peuvent engager une procédure judiciaire en arguant de la véracité du paragraphe et en réclamant le remboursement de l'amende. Cette procédure a toutes les chances d'aboutir (les liens entre M. X et l'affaire Y sont bien avérés) mais elle prendra vraisemblablement… beaucoup de temps (plusieurs mois voire plusieurs années).

Autant dire que c'est typiquement le genre d'initiative qui décourage la collaboration. Surtout que rien n'indique que ces dispositions ne s'appliqueront qu'aux personnes vivantes. Des organisations, des entreprises, des partis politiques peuvent également réclamer le retrait d'informations dévalorisantes à leurs yeux. Des articles à portée géographique qui indiquent par exemple que tel terrain se trouve en zone inondable peuvent être également dans le collimateur. Bref, des pans entiers de l'encyclopédie en ligne devront disparaître pour prémunir des contributeurs passablement dégoûtés.

Bon il va sans dire que j'ai pris l'option la plus sombre : celle de l'application stricte du texte. Il se peut qu'un décret d'application postérieur en modère la portée. Il se peut aussi, que personne n'en use contre Wikipédia de peur d'être embringué dans une aventure judiciaire d'une complexité singulière. Dans tous les cas, cela reste une véritable épée de Damoclès : sans lancer de requêtes, des diffamés peuvent facilement faire du chantage au comma 29.


Suspension du jugement

Ce qui est manifeste ici, c'est que cette loi n'a pas été conçue par des législateurs familiers du fonctionnement d'Internet. Ils ont extrapolé d'après ce qui existait déjà pour la presse papier, laissant de côté un élément essentiel : la permanence des publications en ligne. Comme j'en faisais état sur un billet consacré à l'historien Benedict Anderson, le journal est éphémère : il cesse sémiotiquement d'exister au terme d'une périodicité pré-définie. Au lendemain de sa parution un quotidien n'est plus un quotidien : c'est au mieux un document historique, au pire un bout de papier. La substitution de la diffamation supposée par le droit de réponse est techniquement impossible : elle ne peut que se faire métaphoriquement (en reprenant les mêmes caractères typographiques, en la positionnant à un emplacement similaire). Sur Internet, la métaphore devient réalité : la diffamation disparaît au profit du rectificatif.

Fallait-il pour autant répondre à cette disposition imbécile par un blackout ? Plus le temps passe, plus j'hésite à formuler un jugement définitif. Le blackout est dangereux, le comma 29 bien plus dangereux encore. La question n'est plus de savoir si l'on respecte au non le principe de Neutralité de point-de-vue mais ce qui le sauve le mieux : une suspension temporaire effective ? ou l'éventualité d'une suspension définitive ? Rien n'est simple. Les italophones ont dû souvent retourner la question dans tous les sens avant d'adopter une résolution qui nous a paru, sur le coup, particulièrement abrupte.

Il importe à mon avis que cette résolution extraordinaire le reste — extraordinaire. C'est une réaction de survie. J'espère qu'aucun projet Wikimédia ne se trouvera à nouveau contraint d'y avoir recours.

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