De quoi parlé-je au juste ? Mais des totems. Vous savez, ce petit folklore typiquement wikipédien (visiblement importé de certaines grandes universités) qui permet de repérer facilement la « génération » de chaque contributeur. Je ne peux que reconnaître que ça fait beaucoup plus classe de dire aux nouveaux venus, « moi tigre à dents de sabre / toi la fermer sinon moi grrrr » plutôt que « je suis arrivé en 2006 ce qui me confère d'office une certaine expérience dont vous devriez tenir compte avant de vous croire tout permis ».
Il y avait déjà eu une guerre des totems. C'était en 2007 et la lutte, sanglante (les déperditions d'octets ont été colossales) opposait la fière faction des Glyptodons (qui recueillait la majorité des votes des nouveaux arrivants) à la redoutée ligue des Ours (qui recueillait la majorité simple). Le tout s'était conclu par un modus vivendi un peu bancal : les contributeurs de 2007 peuvent choisir celui des deux totems qui leur sied le plus.
Depuis lors, le spectre de cette guerre originelle n'a jamais cessée de planer. L'année dernière, la grèbe roussâtre l'avait emporté d'une voix contre le Mégalodon, suscitant de lourdes menaces, finalement sans conséquences. Cette année, la dissension s'impose assez tôt, dès le premier tour (celui des thèmes génériques ou thèmes-cadres). Des escarmouches naissantes ont commencé à s'exporter sur le bistro. Saupoudrant un peu de plutonium sur le feu doux, certains ont entrepris d'ouvrir une section préconisant la suppression des totems.
Qu'en penser ? Je dois dire que je suis un peu amusé. J'ai toujours bien aimé les totems et, ce qui va paraître curieux, les querelles autour des totems. Soyons clair, les guerres d'édition font partie du quotidien de Wikipédia : c'est peut-être triste, mais ce ne serait pas wikipédia si ce n'était pas comme ça. Or, un conflit inutile c'est un peu comme un combat à balles blanches ou un poker avec des mises en bouton, ça stimule l'esprit sans le détraquer. On retrouve un peu l'effet libérateur des carnavals d'antan : mieux vaut relâcher la pression sur un truc sans enjeux plutôt que de l'accumuler en attendant une déflagration violente.
Ceci dit, je suis un peu excessif. Si ils n'ont rien à voir avec la matière première de l'encyclopédie, les totems ne sont pas rigoureusement inutiles. Outre qu'ils mettent un peu de couleur dans les gris couloirs de la science appliquée, ils déterminent, sur un mode symbolique, une temporalité.
Je l'ai déjà souligné dans mon dernier billet pour Rue89 : Wikipédia « a toujours eu une haute conscience de son historicité. » Cette haute conscience, on peut l'imputer à l'un des éléments constitutifs du wiki : l'historique, sorte de machine à remonter le temps et de machine à comparer les temps. Les actions et contributions de chacun se trouvent désignées par des dates, des heures et des minutes. Elles sont d'abord et avant tout comprises par rapport à leur identité temporelle.
En ce sens l'année constitue une communauté objective : l'ensemble des modifications, inscriptions, opérations qui comprennent le symbole 2000+n. Parler de la Wikipédia de 2003, de 2006 ou de 2009 ce n'est pas seulement évoquer une communauté vaguement ressentie dont il existe autant d'images que de souvenirs et autant de souvenirs que d'impressions individuelles. C'est insister sur une relation sémantique — si je puis me permettre cette métaphore grammaticale, tous les diffs de 2009 sont déclinés au cas 2009 — qui se trouve renforcé par la concomitance d'un état technique (l'interface et ses nombreux dérivés logiciels à l'instant t) et d'un état juridico-éditorial (les règles de la rédaction encyclopédique et leur application effective à l'instant t).
Les étapes et les moments de Wikipédia ne font pas que se succéder. Ils continuent de cohabiter. L'été dernier, j'avais lancé une première opération de « reconquête » des articles fondamentaux de la science politique. Quasiment rien n'avait bougé depuis 2006-2007. J'expérimentais une sorte de voyage dans le temps en retrouvant des modèles, des syntaxes, des tournures datés, qui me rappelaient terriblement l'ère de mes débuts de contributeur.
Wikipédia compose ainsi un feuilletage temporel. Les inflexions caractéristiques de 2006 ou de 2009 se côtoient, s'annulent ou s'agrègent, un peu à l'instar des formations géologiques ou des jeux d'équilibres et de superpositions de la biologie darwinienne. Voilà qui nous ramène aux totems.
Depuis 2002, ceux-ci figurent des animaux, certes disparus, mais qui figurent un certain stade dans l'évolution. Il y a parfois des ruptures de rythme (typiquement, le glyptodon est bien antérieur au tigre à dents de sabre), mais dans l'ensemble on glisse continûment du diplodocus à la grèbe roussâtre (disparue il y a moins d'une trentaine d'années). Soit la courbe de l'évolution des espèces et de leur complexité croissantes — soit, en filigrane la courbe de l'évolution de Wikipédia et de sa complexité croissante.
Le fait que l'on envisage de rompre, pour la première fois, avec cette courbure est significatif. Au moment-même où l'encyclopédie est en train d'entrevoir un nouveau paradigme de développement, la communauté songe à un nouveau mode de figuration symbolique de sa temporalité.
Il y aurait sans doute beaucoup d'autres choses à dire, mais je vais m'arrêter là pour l'instant. Le sondage n'est pas encore achevé et je ne tiens pas à l'influencer par des exégèses déplacées. Je dois dire que je ne pensais pas que ce billet prendrait tant d'ampleur. Initialement, je souhaitais simplement y aller de ma petite voix amusée sur un sujet périphérique et je me retrouve à décanter des questions profondes que je souhaitais aborder dans un tout autre billet ; tout est dans tout.
8 commentaires:
Les totems sont sans doute l'un des meilleurs témoignages de l'amateurisme de Wikipédia dans ce qu'il a de plus affligeant. Depuis qu'il faut organiser des sondages pour en décider, ce sont toujours les animaux les plus improbables qui l'emportent (sans doute grâce à cette vertu du consensus qui fait que ce n'est jamais le favori qui l'emporte, seulement le moins détesté de tous). Même JFK n'aurait jamais pu dire « je suis une grèbe roussâtre » sans se sentir profondément ridicule.
Enfin. Au moins, tant que les gens s'écharpent là-dessus, ils laissent plus ou moins l'espace principal tranquille. C'est déjà ça.
> Si ils n'ont rien à voir avec la matière première de l'encyclopédie, les totems ne sont pas rigoureusement inutiles
Si. Totalement ridicule et rigoureusement inutile.
De plus, contrairement à une classe (pour reprendre ton exemple d'années/générations universitaires), il n'y a rien qui différencie quelqu'un arrivé en décembre 200X de quelqu'un arrivé un mois plus tard. Il n'existe pas de groupe cohérent "par année". Tout n'est que flou et évolution progressive.
Wikipédia évoque en effet à bien des égards (contenus, vie sociale virtuelle, technique même) un carré de fouille à quiconque a fait un peu d'archéologie (notamment en raison de son principe essentiellement accumulatif, si j'ose dire). Et on ne peut s'empêcher dans ce cas de revenir à ses vieux réflexes stratigraphiques quand on lit n'importe quel historique ;-)
Assez intéressant le phénomène d'historicité propre à WP. Les totems ne sont que la partie immergée de ce que je retrouve assez régulièrement dans les discussions : la croyance (avérée ou non, seul l'avenir nous le dira), que nous sommes des "pionniers", et que peut-être que lorsque WP sera devenue hégémonique dans une trentaine d'année, on portera sur nous (si nous ne sommes pas morts, pour ma part j'aurai la cinquantaine, pour d'autres il y aura des Wikitombes à fleurir ou des Wikihospices à visiter) un regard à la fois bienveillant et fascinant. J'éprouve une (légère) admiration pour les quelques survivants qui sont là depuis le début, et une sorte de nostalgie pour des ères (2001-2008) que je n'ai pourtant pas connue. Un jour, cela arrivera, où des sociologues se plongeront dans les arcanes de WP pour en tirer des études, des thèses ou mêmes des livres, et ce jour là, l'ours des cavernes ADoria ou la Mégalocéros Celette seront vus comme ces premiers bâtisseurs de cathédrales, qui avaient les plans en tête, savaient d'une part que sans leur travail la cathédrale ne pourra jamais s'élever mais de l'autre qu'ils ne vivraient pas assez longtemps pour la voir achevée et reconnue comme un bel et saint édifice.
Comme quoi c'était super pertinent, tu as l'histoire à l'envers mon ami.
C'est le glyptodon qui aurait gagné cette année là si les anciens avaient eu le droit de voter. Mais voilà qu'aillant vu comment certain planifiaient de nous coller l'un des animaux les plus méconnuent de l'histoire de l'humanité en guise de totem, les anciens avaient convenu de ne plus se mêler des totems et de laisser les nouveaux voter. Le choix de ceux-ci s'arrêta sur les ours des cavernes. Grooauwr :3 .
Petites réponses en vrac :
@Meneldur : c'est vrai que, dans l'ensemble, les totems obtenus par discussion (jusqu'en 2007, il me semble) étaient plus intéressants que ceux obtenus par vote. C'est peut-être logique
@Darkoneko : dans l'ensemble, je cherche plutôt à expliquer plutôt que justifier les totems. Certes l'arrivée des arrivants est progressive (d'ailleurs à douze jours près je passais du côté des ours). Par contre, la notion d'année est tout sauf nulle sur Wikipédia. Elle revient sans cesse : dans l'historique, dans les signatures. Cette répétition crée, d'office, une sorte d'image collective de l'année 200X qui peut ensuite s'incarner socialement (dans des totems, des références communes…).
@Ldg : Tout-à-fait d'accord. L'historique est à mon avis l'un des principaux facteurs explicatifs de Wikipédia à la fois comme dispositif technique et comme projection sociale. Penser le savoir comme une accumulation de strates successives, c'est déjà se positionner fortement sur un plan épistémologique et éthique (on pourrait d'ailleurs tenter de réinterpréter l'archéologie du savoir de Foucault à la sauce wikipédienne).
@Celette : il y aurait beaucoup à dire sur le « temps perçu » sur Wikipédia. Le fait est qu'il passe beaucoup plus vite que le temps irl : lorsque je pense à mon « moi » wikipédien de 2007, j'ai l'impression d'être passé par toute une série de réincarnations… Ce phénomène d'accélération peut être expliqué de diverses façons : nous ne sommes pas encombré par certaines pesanteurs de la vie « réelle » (pas déplacements à accomplir, pas ou peu de formalités à remplir) ; l'anonymat renforce la réactivité (on n'hésite pas à agir rapidement alors que l'on hésiterait beaucoup plus longuement hors de Wikipédia). Et puis, comme tu l'as bien noté, ce temps ressenti se trouve imbriqué dans une sorte de « récit » progressiste et romantique : on participe d'un processus immensément prometteur sans savoir exactement ce vers quoi il mène. La motivation inébranlable des contributeurs vient justement de ce sentiment de participer à une grande aventure de ce début de XXIe siècle.
Je fais également mienne l'idée que les contributeurs aient besoin d'un "défouloir" sans conséquences tragiques pour exprimer leurs opinions.
D'ailleurs, ils sont assez repris dans les pages de discussion concernant ces fameux points de vue pour qu'ils se sentent à l'aise de les exprimer sans contrainte.
Sinon, point que personne n'a réellement relevé : cela permet aux wikipédiens de discuter entre eux. Comme je pense que les clivages sont impossibles à éviter sur un projet aussi vaste que le notre, multiplier les clivages rend toute tentative de séparer définitivement les contributeurs les uns des autres parfaitement futile.
J'arriverais toujours à être d'accord avec un autre wikipédien, tout dépend du sujet. Et multiplier les sujets permet de se retrouver plus facilement.
@Sammyday : Je suis d'accord avec toi. Cela rejoint en partie la métaphore du carnaval que j'abordais dans le billet : on « joue » un ou plusieurs clivages sans incidence immédiate sur l'encyclopédie. Ce jeu a pour effet de relativiser les rapports et conflits préexistants entre contributeurs, à la fois en évitant la constitution d'un clivage unique et en restaurant une certaine dimension ludique dans les relations wikipédiennes. Tout ceci pourrait très bien fournir le prétexte d'une analyse sociologique de la communauté (dans un prochain billet, peut-être ?)
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