Ainsi s'ouvrait pour moi une séquence assez folle qui se chiffre en une centaine de tweets, une vingtaine d'éditions sur mon billet, une dizaine de demandes de rectifications envoyés à des journaux francophones mal informés et, probablement, un bon milliers de pages consultées des plus diverses (blogs italiens, pages méta, textes de loi…). Séquence qui n'aurait jamais eu lieu, sans doute, sans l'appoint de Serein, véritable informatrice de choc qui m'a communiqué la plupart des liens présentés ici.
Dans l'intervalle, ma petite traduction personnelle devenait, après quelques aménagements, la traduction officielle du communiqué italien. A force d'être relayé, mon blog wikipédien assez pointu s'ouvrait à un public généraliste et inattendu.
Nous arrivons maintenant au terme de la séquence événementielle. Depuis cette nuit des rumeurs circulent comme quoi le Comma29 serait prochainement abrogé. L'accès à la wikipédia italienne a été rétabli dans le courant de l'après-midi. Enfin, vers 20h00, le dernier maillon de la chaîne tombe : le Comma29 ne concernerait plus les blogs et sites non professionnels. Wikipédia.it est hors de cause. Le principe de neutralité est sain et sauf.
L'événement se présente maintenant à nous comme une totalité close. Le temps est venu de poser nos constats et nos pensées. D'intégrer le flux de l'information dans une ébauche de raisonnement ordonné.
Grâce à la collaboration de Mandariine, j'ai finalement publié une traduction française correcte de la mesure par laquelle le scandale est arrivé : le Comma 29. De quoi s'agit-il au juste ? D'un simple alinéa, complètement subsidiaire en apparence, à la loi sur les écoutes. Jean-Marie le Ray a retracé très clairement l'itinéraire tortueux de cette loi destinée à limiter les investigations des journalistes. Un premier projet est déposé dès le 30 juin 2008. Approuvé par les deux chambres deux ans plus tard en juin 2010, il est finalement mis en veilleuse par Berlusconi lui-même sous la pression de l'opinion publique. Trois ans et demi après la tentative initiale, une nouvelle mouture débarque devant les chambres.
Le texte, assez chargé, se compose de 42 alinéas. On devine à le lire, tout un entrelacs de strates archéologiques où suggestions, ruses et compromis s'entassent les uns sur les autres. L'un des alinéas, le 29e, apparemment anodin, dissimule l'une des mesures les plus liberticides émise par un gouvernement occidental contre les nouveaux médias informatiques et numériques.
Le petit (a) introductif stipule en effet que
Pour ce qui concerne les retransmissions radiophoniques ou télévisuelles, les déclarations ou les rectificatifs sont effectués conformément à l'article 32 en vigueur, relatif aux services audiovisuels ou radiophoniques, du décret-loi n° 177 du 31 juillet 2005. Pour ce qui concerne les sites informatiques, y compris les journaux et magazines diffusés par voie électronique, les déclarations ou les rectifications sont publiées dans les quarante-huit heures suivant la requête, avec les mêmes caractéristiques graphiques, la même méthodologie d'accès au site et la même visibilité que celles de la publication à laquelle elles se réfèrent.Concrètement, chaque fois qu'un individu s'estime diffamé par une publication en ligne (un billet de blog ou… un article de wikipédia), il lui suffit de déposer une requête au tribunal pour que la publication en question soit automatiquement modifiée dans le sens souhaité par l'individu en question ou supprimée. Si la modification ou la suppression n'intervient pas dans cette plage de temps assez réduite, le site sera sanctionné. Pour illustrer cette procédure absurde, Jean-Marie le Ray imagine la situation suivante :
En clair, selon la version actuelle discutée au parlement italien, si j’écris dans un de mes billets, entre autres, que « Silvio Berlusconi est actuellement mis en examen pour corruption et pour favoriser la prostitution de mineures » et que la chose ne lui plaît pas, je serai obligé de publier n’importe quelle déclaration qu’il m’enverra et de la laisser en ligne à la place de mon texte.Une entreprise collaborative comme Wikipédia.it est clairement menacée par une telle procédure. Cela contrevient au second principe fondateur, la neutralité de point-de-vue. L'article d'une personne vivante n'a pas à être promotionnel ou péjoratif : il se doit simplement de recenser ce qui est dit de notable à son propos. En outre, comme le rappelle Moyg, la notion de diffamation peut être comprise en un sens très large. Par-delà les passifs judiciaires, on peut également tenir le rappel de ses échecs comme diffamant. A partir du moment où la personne visée est seule juge du préjudice commis, tous les excès sont possibles.
Par ailleurs, les bénévoles sont démunis face à un arsenal juridique aussi lourd. Des dizaines de milliers d'articles portent sur des personnes vivantes. Si plusieurs centaines d'entre elles décidaient de porter plainte, la communauté serait proprement submergée. Les amendes prévues en cas de non-réponse sous les 48 heures ne sont pas légères. Le blogger italien Guido Scorsa a émis une évaluation de l'ordre de 12 000 euros. Etant donné les moyens financiers assez restreints dont dispose toute association bénévole, il suffirait d'une vingtaine d'impayés pour que Wikimedia Italia (si tant est qu'elle soit tenue pénalement responsable) dépose le bilan.
Faute d'une adéquation avec la nature décentralisée d'Internet, la loi peut rester lettre morte. Abordant le cas de Wikipédia.it, un article de la Repubblica met en évidence l'embarras futur des tribunaux qui auront à traiter ces requêtes en diffamation :
Qui seront les responsables qui devront répondre aux demandes de rectifications sous 48 heures, étant donné que les utilisateurs sont anonymes et volontaires ? Comment publier concrètement ces rectifications ? Et qui devra payer les éventuelles amendes ? Les utilisateurs, les administrateurs (qui sont également des utilisateurs volontaires) ou la Wikimedia Foundation (mère de tous les projets et propriétaire des serveurs, qui siège en Californie.Même si cette dilution de la responsabilisation le rend le comma 29 quasi-inapplicable dans les faits, sa simple existence risque de provoquer des dégâts considérables, peut-être irréparables. Guido Scorsa craint en effet l'avènement d'une censure induite où, par crainte de faire face à une requête juridique, les internautes modifieraient par avance la teneur de leurs publications :
Les bloggers seront — sauf exception — incités à rectifier « par peur » (…) Imposer une obligation de rectification à l'ensemble des productions non-professionnelles de l'information revient à fournir aux ennemis de la liberté d'expression une extraordinaire arme de pression — sinon de menace — pour réduire au silence les voix dissidentes.
Rectifions d'emblée une erreur assez répandue : la Fondation Wikimédia n'est en rien responsable de ce blackout. Elle l'a soutenu après coup (nous y reviendrons), mais elle ne l'a en aucun cas initié, comme l'a laissé accroire une bonne partie de la presse francophone.
La décision est prise, comme sont systématiquement prises les décisions sur un wiki : consensuellement. Le 3 octobre au soir, Vito ouvre une page de discussion intitulée Comma 29 e Wikipedia. Il ne prend pas la peine de résumer les problèmes considérables que soulève cette mesure (Stringendo). Il présente deux contre-mesures possibles : la fermeture du site et l'affichage systématique d'un communiqué ; le maintien du site et l'affichage systématique du même communiqué selon des modalités qui restent à définir. La très grande majorité des avis exprimés allaient en faveur de la première. Il y a certes eu quelques désaccords, mais finalement assez modérés comme en témoigne la position d'Eustace Bagge :
Opposé au blackout de tout le site. Par contre, il pourrait s'avérer utile de masquer les articles consacrés aux personnes vivantes, si les problèmes ainsi formulés venaient à se poser concrètement.Dans l'ensemble, le consensus est atteint. Un italophone évoque même un consensus sans précédent, par-delà toutes les affiliations politiques. En consultant la page de discussion, l'on constate effectivement que les avis exprimés vont au-delà de la proposition initiale, limitée à seulement 24h. Certains pensent qu'une durée aussi courte ne pourra être efficace et proposent un blackout sine die. D'autres s'en tiennent au jour unique. On s'accorde finalement sur moyen terme : 48 heures. Par conséquent, sauf prolongation imprévue, l'accès à Wikipédia.it sera rétabli le 6 octobre en début de soirée.
Quoiqu'on puisse penser du bien-fondé du blackout, on ne peut nier son efficacité. Consulté près de 10 millions de fois, le Manifeste est soutenu par une bonne partie de la société civile. Une page Facebook tout juste créée, Rivogliamo Wikipedia est déjà soutenue par plus de 200 000 personnes. Le hashtag #wikipedia est devenu le 3e plus employé sur le twitter italien, passant devant #Moody, signe que la défense de l'encyclopédie libre est devenu un enjeu social plus médiatisé que la décrépitude de l'économie nationale.
Les autorités publiques en ont immédiatement tiré les conséquences qui s'imposent. Il y a quelques heures, un député du Parti de la Liberté Roberto Cassinelli, connu pour ses bonnes relations avec les mondes numériques, a déposé un nouvel amendement contre les dispositions les plus liberticides du Comma 29. Celui-ci spécifierait que les requêtes en diffamation ne permettent pas de modifier le texte initial, mais simplement d'y apposer une « Réponse » bien en vue et sans commentaire. Toutefois, selon Wikimedia Italia, cet amendement ne suffirait pas à régler le problème. A la différence d'un blog, l'infrastructure wikipédienne n'est pas adaptée pour mettre en valeur une telle réponse : les réclamations et remarques sont déposées dans une page de discussion disjointe de la page principale.
En raison de ces retournements, la communauté italophone s'est interrogée sur la nécessité de maintenir le blocage de 48 heures. A priori, les discussions, s'orientaient vers un maintien ferme du plan initial :
in ogni caso non bisogna mollare: sappiamo quali sono i rischi / Dans tous les cas, nous n'avons pas intérêt à nous arrêter là : nous en connaissons très bien les risques.En fin de compte, le service est rétabli aux alentours de 14h00, soit approximativement cinq heures avant l'achèvement des deux jours initialement planifiés. La mobilisation ne cesse pas pour autant. Un large bandeau d'explication est disposé sur l'ensemble des pages et articles de l'encyclopédie :
Le premier paragraphe résume le Communicato dans ses grandes lignes. Les deux suivants font un point sur la situation actuelle. En voici un essai de traduction :
Les 4, 5 et 6 octobre, les utilisateurs de la Wikipédia en langue italienne ont jugé nécessaire de bloquer l’accès à l’encyclopédie afin de souligner qu’un projet de loi en cours d’approbation au parlement porterait atteinte à la neutralité de Wikipedia (vous trouverez ici le projet adopté par la chambre des députés le 11 juin 2009, puis modifié au Sénat le 10 juin 2010 ; et ici les amendements proposés).
Plusieurs amendements ont été proposés, mais aucune des modifications suggérées n’a été définitivement adoptée. Nous ne savons pas si le vote de la loi sous sa forme originelle — et donc la destruction d'une grande partie du travail entrepris sur Wikipédia — est complètement exclu.
Nous remercions tous ceux qui ont soutenu notre initiative, qui vise exclusivement à la sauvegarde d’un savoir libre et neutre.
La Wikimedia Foundation a fait rapidement part de son soutien à l'initiative des italophones. La directrice générale du Conseil d'administration de la Fondation, Sue Gardner a clairement conforté cette initiative :
Il semble clair que la loi proposée nuirait à la liberté d'expression en Italie et que, par conséquent, les wikipédiens italiens ont entièrement raison de s'y opposer. la Fondation Wikimédia soutiendra leur position.Dans une même optique, l'avocat Mike Godwin (notamment connu pour avoir formulé la fameuse loi de Godwin) estime que ce blackout total constitue une réponse adaptée aux législations répressives :
Ayant eu affaire à diverses espèces de censures gouvernementales pendant plus de 20 ans, j'en viens à penser que des actions plus spectaculaires ont plus de chances d'inciter un gouvernement à changer ses orientations.Cette action plus spectaculaire a eu au moins un effet immédiat : internationaliser un enjeu qui demeurait jusqu'alors italo-italienne. On trouve maintenant des références au Comma29 sur la presse anglaise, allemande, suisse… En France, Le Monde en a fait état dans son BigBrowser (peut-être à mon initiative : je les avais alerté par voie de mail quelques heures plus tôt), de même que Le Figaro, Atlantico, Métro… Toutes ces publications colportent cependant une imprécision regrettable : elles attribuent le blackout à la Fondation Wikimédia ou à Wikipédia comme entité indéfinie, alors que la décision a été uniquement prise par la communauté italophone. Citons néanmoins, à titre de contre-exemple, le cas exemplaire de Numérama qui, sitôt que nous lui avons adressé une demande de correction, a repris son article de fond en comble. Sammyday vient également de me signaler deux autres traitement médiatiques corrects de cette situation ici et là. La meilleure publication francophone sur le sujet restant à mon avis l'article de Jean-Marie le Ray pour l'Observatoire des médias que nous avons d'ailleurs amplement cité.
Les autres communautés wikipédiennes n'ont pas non plus tardé à réagir. Sur Wikipédia.de, une Solidaritätserklärung mit dem italienischen Wikipedia-Streik (littéralement Déclaration de solidarité avec la grève de la Wikipédia italienne) a déjà recueilli plusieurs centaines de signatures d'utilisateurs. De son côté, Wikimedia France se déclare solidaire de l’action de la communauté italienne. La wikisphère francophone a rapidement suivi avec les billets de Darkoneko ou de Wikirigoler, ainsi qu'une excellente analyse du Choix du chaos sur les stratégies envisageables des acteurs encyclopédiques.
Plus anecdotiquement, mon blog reçoit depuis avant-hier soir un important afflux de visiteurs chinois : l'affaire du comma 29 ne manque pas de rappeler, sur un mode mineur, le contrôle étroit qu'exerce la RPC sur l'Internet chinois. L'enjeu n'est plus seulement local, mais universel.
Face à l'absurdité de certaines décisions-restrictions étatiques, l'on assiste à l'émergence d'une prise de conscience globale. La Fondation Wikimédia vient ainsi d'introduire une notion nouvelle : le Project-Wide protest, soit littéralement, la revendication-à-l'échelle-d'un-projet. Un résumé de deux lignes précise sa nature en ces termes :
La neutralité est un principe fondateur des projets de Wikimédia. Néanmoins, dès lors que le bien-être d'un projet précis est significativement menacée, la communauté peut impliquer le wiki dans une contestation globale, afin d'attirer l'attention publique sur cet enjeu.On voit ainsi se dessiner l'ébauche d'un concept juridico-encyclopédique, déjà sous-entendue par cette subtile interrogation des utenti :
Nous souhaitons que Wikipédia reste libre et ouvert à tous, parce que nos articles sont aussi vos articles — nous sommes toujours resté neutre, pourquoi veut-on nous neutraliser ?
10 commentaires:
Très bon article, tu es décidement le Relai Francophone de l'évènement :)
pense juste à corriger ce vilain "Celui)ci" à ton réveil, par contre.
Un autre site ayant relayé les informations correctement : http://www.come4news.com/wikipedia-italophone-b-illonnee-330688 dans un style assez brouillon (mais on retrouve les termes "Wikipédia italophone")
De toutes façons, Le Figaro et Metro n'ont fait que reprendre la dépêche AFP...
Il y a également http://www.pieuvre.ca/2011/10/05/italie-liberte-presse/ qui dit deux-trois mots sur "la section italienne de Wikipédia [qui] a déjà décidé de fermer ses portes"
@Darkoneko : c'est corrigé. Merci pour le compliment :D
@Sammyday : je viens d'ajouter les références. Je tiens d'ailleurs à te remercier au passage pour tes mises au point sur le site du Monde (et peut-être aussi ailleurs, je n'ai pas regardé). Le moins qu'on puisse dire c'est que la presse, dans sa majorité, ne s'est pas trop foulée pour couvrir l'événement…
Alexander,
merci pour cet article, car, comme tu dis, "le moins qu'on puisse dire c'est que la presse, dans sa majorité, ne s'est pas trop foulée pour couvrir l'événement…"
Donc plus on est à tenter d'informer un peu mieux, plus les gens pourront se faire leur propre opinion !
J-M
Merci pour ces éclaircissement, comme beaucoup, j'ai appris la nouvelle via à ton blog (via Planète wikimédia, via mon lecteur de flux RSS).
@Alex : merci pour ces informations très complètes ; j'ai autrement plus confiance en ce que je peux lire sur ton blog qu'en ce que j'ai pu survoler dans les médias plus « classiques » :)
@Jean-Marie le Ray, Cinéphile déviant & Arkanosis : merci pour vos mercis…
Je dois dire que je n'aurais sans doute pas fait beaucoup mieux que les médias classiques si je n'avais pas eu le soutien actif de la communauté francophone derrière moi (Moyg qui m'a alerté de l'affaire, Serein qui m'a communiqué la plupart des liens, Mandariine qui a assuré la traduction…).
Oui, beau travail collectif comme souvent sur Wikipédia… merci à tout le monde en fait :)
Merci
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