Cette initiative audacieuse, limite casse-gueule, a payé. Le Choix du chaos souligne que la presse italienne le commente largement. Sans que grand chose ait filtré des réactions parlementaires, le Comma 29 a été enterré, du moins pour quelque temps. Le départ de Berlusconi début novembre et l’intensification de la crise a fait largement passer cette question au second plan.
Le blackout a laissé des traces. Assez correctement relayé par les médias numériques à l’international, il a déclenché une onde de choc qui s'est propagé à l'ensemble des projets encyclopédiques, toutes langues confondues. Dans la lignée de l'analyse de Mike Godwin, la Wikimedia Foundation a élaboré une notion générale à partir de cas particulier : le Project-Wide-Protest. Ce concept inédit ne paraît pas destinés à n'entretenir qu'une réflexion théorique. La Wikipédia anglophone envisagerait même, depuis peu, de le mettre en application face à l'adoption prochaine d'un projet de loi américain pour le moins problématique.
Le Stop Online Piracy Act ou SOPA constitue une sorte de super-Hadopi. A l’instar de la loi française de 2009, il vise à endiguer le piratage, et participe ainsi de cette entreprise globale de « reconquista » des ayants-droit suite à l’essor colossal de la contrefaçon numérique. A cette fin, il propose toute une série de « contre-attaques » musclées : suspension des revenus publicitaires, retrait des sites contrevenants sur les moteurs de recherches, voire blocage de ces derniers. Parallèlement, le streaming non autorisés (qui se trouvait jusqu’alors dans une sorte de no-man’s land juridique) est criminalisé.
La Wikimedia Foundation a clairement pris position contre ce projet de loi. Elle a participé, au côté d’autres grands acteurs du web, à American Censorship Day. Initialement cantonnée au 15 novembre dernier, cette initiative collective organise depuis un mois une campagne active.
Dans un billet en forme de manifeste, l’un des représentants de la Fondation a spécifié les motifs cet engagement. Le SOPA pose toute une série de problème assez comparables au Comma 29. Tout d’abord, il n’est pas nécessaire de prouver qu’il y a effectivement une contrefaçon, de simples allégations suffisent pour demander le retrait d’un contenu encyclopédique (les illustrations sont évidemment concernées au premier plan). En cas de refus d’exécution, le site encourt des peines plus sérieuses et définitives que celles prévues dans le Comma 29 qui ne prévoit que des pénalités financières assez vagues : blacklistage du site, incitation à décourager tout partenariat avec lui etc.
Pour se prémunir de ce type de mésaventure, les projets Wikimédia anglophone devront se délester d’une bonne part de leurs données : images en fair use, contenu dont le statut légal est difficile à établir… Parallèlement, les contributeurs perdront une bonne partie de leur temps à retirer l’ensemble des liens redirigeant vers des sites bloqués. Bref, une difficile restructuration sera nécessaire pour mettre les projets encyclopédiques aux normes. Et toute cette opération se fera aux dépends de la publicisation d'une partie significative des connaissances humaines.
Ces perspectives assez sombres ont incité Jimbo Wales à s'inspirer de l'exemple italophone. Avant-hier, il a lancé un « request for comments » sur sa page de discussion, précédé d'une mention ainsi conçue :
Quelques mois plus tôt, la communauté wikipédienne italophone a décidé de bloquer temporairement l'intégralité de la Wikipédia italophone afin de s'opposer à une loi qui porterait atteinte à leur indépendance éditoriale. Comme les wikipédiens le savent ou ne le savent pas encore, une loi bien plus grave fait son chemin au Congrès sous le titre fallacieux de Stop Online Piracy Act. J'assisterais peut-être à une réunion à la Maison Blanche lundi aux côtés de plusieurs autres organisations numériques. De fait, je pensais que ce serait le bon moment pour prendre un rapide sondage du sentiment de la communauté à ce propos. Personnellement, je pense que la grève communautaire qui s'est avérée déterminante en Italie pourrait l'être bien davantage ici. De nombreuses questions restent pendantes, quant à savoir si la grève devrait être géographiquement circonscrite (uniquement les États-Unis…) etc. (dans la mesure où la loi influence le fonctionnement de Wikipédia pour tout-le-monde, une grève globale comprenant au moins la Wikipédia anglophone mettrait une pression maximale sur le gouvernement américain). En même temps, ce type d'initiative représente un enjeu considérable, sans précédent pour la Wikipédia anglophone.
Ceci dit, Jimbo Wales propose d'organiser un « straw vote » ou sondage sur sa page de discussion. Il précise que si les réponses sont globalement défavorables à une grève communautaire, il en tirera immédiatement les conséquences qui s'imposent. Si elles sont globalement favorables, il envisagera une procédure de longue durée qui impliquera nombre de discussions et procédures préalables.
Jusqu'à maintenant, le résultat se situe entre ces deux extrêmes. Il y a apparemment un peu plus de vote favorables que de votes défavorables, mais les seconds sont globalement plus motivés que les premiers. Ces résultats tranchent avec le consensus quasi-absolu des contributeurs italiens, mais ils ne me surprennent guère.
Je l'avais déjà souligné il y a deux mois : l'attitude des différentes wikipédia linguistiques vis-à-vis d'un engagement social de l'encyclopédie varie en fonction de leur corrélation géographique. Concrètement plus la communauté est dispersée de par le monde, plus elle aura du mal à organiser une contestation quelconque. Il y a très peu d'Italophones en dehors de l'Italie, très peu de germanophones en dehors du cercle Allemagne-Autriche-Suisse. Les contributeurs les plus actifs de ces deux aires linguistiques peuvent presque tous se connaître de visu. Ils réagissent d'autant plus promptement lorsque leurs activités sont menacées. Les italophones organisent un blackout en 24h. Les germanophones leur apportent immédiatement un soutien communautaire. Par comparaison, ni la Wikipédia francophone (assez centrée sur le continent européen, mais pas que…), ni la Wikipédia anglophone (dispersée aux quatre coins du monde) ne sont parvenues à s'accorder : les messages de solidarités sont venus des chapters ou de wikipédiens individuels.
En outre, la SOPA n'est pas du tout le même objet législatif que le comma 29. Ce dernier était plus mal foutu qu'autre chose. Il résultait vraisemblablement de la transposition maladroite d'une procédure appliquée à la presse imprimée mais inadaptée aux publications en ligne. La mobilisation du Wikipédia italophone a eu une vertu pédagogique en attirant l'attention du public et des responsables politiques sur un raté législatif. Or, la SOPA n'est pas un raté et n'a rien de mal foutu. Il s'agit d'une loi globale qui tente, véritablement, de « civiliser » internet, de le soumettre inconditionnellement au droit civil préexistant, plutôt que d'adapter ce droit à l'évolution des structures sociales et communicationnelles. C'est en ce sens que Jimbo Wales la tient pour bien plus grave. Mais c'est en ce sens, aussi, que le succès d'une contestation wikipédienne paraît très incertain. Le gouvernement italien, alors, il est vrai, en pleine déliquescence, n'a pas tenté de défendre le comma 29 bec et ongles : en son état actuel, la loi serait au mieux, inopérante, au pire, ubuesque. Il valait mieux remettre tout cela à plus tard, d'autant que, sous l'effet de la crise, quantité de dossiers urgents commençaient à s'amonceler. Inversement, le SOPA est considéré comme une « loi prioritaire », examinée assez rapidement par le Congrès. La pression des lobbyistes de la culture doit être telle qu'elle ne sera jamais retirée. Tout au plus, Wikipédia pourrait escompter un amendement sur mesure (ce qui ne serait déjà pas si mal).
Bref, je ne pense pas trop m'avancer en estimant que la grève de en.wikipedia n'aura pas lieu. Est-ce dommage ? Pas vraiment. Un tel blackout touchant l'un des premiers sites mondiaux aurait des répercussions difficilement imaginables. Et ce pour des résultats non moins difficiles à évaluer puisque l'on ne peut espérer un simple retrait de la SOPA. A ce stade, c'est de l'aventure pure et simple — un grand saut dans l'inconnu — avec tous les risques innomés et innommables que cela suppose.
Et puis, l'application stricte de la loi peut très bien accélérer une prise de conscience globale à son encontre. Typiquement, un blocage temporaire de Wikipédia décrété par un tribunal quelconque aurait une ampleur bien plus considérable qu'un blackout — à ceci près que la loi serait déjà là et que, l'amender ou l'abroger par voie parlementaire, risque d'être assez tortueux. Les francophones ont pu en faire récemment l'expérience avec le vote décevant de l'Assemblée Nationale sur la liberté de panorama…