Dans le fil de mon précédent post sur les prénoms, je me permets de ressortir ici une de mes vieilles interrogations. Elle concerne un corpus d'article stratégique : les grandes notions. C'est-à-dire tous ces entrées génériques des relations et du savoir humain : science, politique, philosophie, bonheur, amour, art, réalité… On pourrait penser que l'extrême généralité de ces sujets favorise leur développement encyclopédique : aussi bien l'importante audience de ces articles que leur rôle central dans l'architecture des connaissances humaine inciterait la communauté à les soigner aux petits oignons. Il n'en est rien. Paradoxalement, la plupart voire la totalité de ces articles sont des ébauches ou des "bons débuts" qui ne font pas vraiment honneur à Wikipédia. A quoi est-ce dû ?
Assez logiquement, l'on pourrait incriminer l'ampleur-même de ces grandes notions. Il n'est pas évident de rendre compte de l'ensemble des aspects de la science ou de l'amour. Il est encore moins évident de les synthétiser. Les diverses tentatives menées jusqu'ici pour développer ses grandes notions se sont ainsi généralement soldées par des résultats mitigés. Revenons brièvement sur la plus importante.
En 2009, l'équipe n°12 du wikiconcours de mars prévoit d'améliorer cinq "grands thèmes" : l'art, la justice, la religion, l'histoire et la science. Elle comporte plusieurs sommités éminentes : Christophe Dioux, Pseudomoi, Prosopee et, last but not the least, la présidente de Wikimédia France, Serein. Je me joins en électron libre à cette équipe de choc (en particulier sur l'article histoire). L'affaire démarre sur des chapeaux de roues, animée qu'elle est par un certain sentiment d'urgence. L'équipe présente ainsi son travail : « Articles "point d'entrée", essentiels dans toute encyclopédie, en nécessité urgente d'améliorations dans Wikipédia. »
Résultat des courses : Histoire et Justice restent à l'avancement "bon début", Art et Religion passent à l'avancement "bon", Science est proposé pour devenir "bon article". En apparence un certain succès, qui finit toutefois par se tasser. La proposition de l'article Science tourne court. D'abord enthousiastes, les avis s'interrogent bientôt sur les nombreuses impasses et raccourcis. La proposition est finalement rejetée, même si les principaux contributeurs n'y voient qu'une partie de remise : un bon article version 1.2 devrait bientôt émerger dans les mois qui suivent. Ces espérances se sont révélées vaines. Deux ans plus tard, l'article science n'a pas fondamentalement bougé. Assez problématiquement, de nombreuses interrogations demeurent quant au plan et à l'introduction de l'article. Rien n'est fixé. Les mêmes incertitudes se retrouvent, amplifiées, dans les quatre autres grands thèmes : histoire et justice restent bordéliques, art et religion sont à peine mieux lotis.
Bref, même lorsque les wikipédiens mettent le paquet, on a l'impression que les grandes notions résistent. Elles ne se laissent pas apprivoiser. Toute l'activité déployée pour les cerner et leur assigner une place ou une fondation définie finit généralement par s'étioler. J'ai tout particulièrement ressenti ce sentiment d'incomplétude lorsque je me suis mis en tête de rénover l'article politique. En avril 2009, parallèlement aux travaux de l'équipe n°12, je me suis efforcé de mettre au point un plan cohérent pour cet article très exposé. J'opte en fin de compte pour un découpage sémantique recoupant les trois principales acceptions du terme politique : une forme d'organisation de la vie humaine (le politique), une réflexion autour de cette forme d'organisation (la philosophie politique), une action déployée au sein de cette forme d'organisation (une politique, soit ce que les anglais rendent par policy). A l'intérieur de ces trois parties, je développe une approche historique et chronologique.
Que reste-t-il de ces bonnes volontés initiales ? Pas grand chose. La première partie semble s'appuyer sur un terrain relativement solide (la mise en place des institutions politiques référentielles en Mésopotamie puis en Grec) sans que son exposé ne parvienne à dépasser l'antiquité. Les deux suivantes ne sont que des ébauches bordéliques, parsemées de quelques considérations intéressantes, pas tout-à-fait à leur place ici. Cet inachèvement incite Bruno des Acacias à remettre en cause en février dernier l'optique initialement adoptée. Prenant acte de l'extrême généralité de l'article, il privilégie un tronçonnage en trois sous-articles, chacun correspondant à l'une des parties de mon plan. Je ne suis pas opposé à cette réorganisation, même si j'en discute les modalités. En fin de compte, Bruno laisse apparemment tomber toute l'affaire. Mes remarques n'ont jamais reçu de réponse de sa part.
Jusqu'à nouvel ordre, la politique reste donc dans un état médiocre, presque frustrant. Que faudrait-il faire pour redresser la barre ? Après deux ans de tergiversations, je pense avoir identifié une petite porte de sortie. Elle passe par une prise de conscience accru du caractère « sémantique » de cette notion. La politique, la science, l'amour, la justice ne désignent pas vraiment des objets en soi, mais des projections conceptuelles relativement mouvante. La notion française de politique ne renvoie pas exactement à la même chose que la notion anglaise de politics — la première inclut en effet un concept exclu dans la seconde, celui de policy. A partir d'un certain degré de généralité, l'on est tenu de « lexicaliser » le sujet encyclopédique. C'est ce que je me suis résolu de faire sur l'article réalité : plutôt que de dire « la réalité est X », je me suis efforcé de retracer la généalogie du terme, ses recompositions et ses amendements, sans prétendre l'ériger en immanence.
Cette décorrélation du mot et de la chose nous ramène à un point sensible, déjà abordé dans mon post sur les prénoms : où se situent les frontières entre Wikipédia et le Wiktionnaire ? devrons-nous à terme transférer les articles, nécessairement lexicaux, consacrés aux grandes notions sur le dictionnaire collaboratif ? ou faudra-t-il repenser les bornes de l'analyse encyclopédique, pour y inclure également celle de la conceptualité des objet analysés ? La question reste ouverte et ne pourra, à mon sens, que se poser avec plus d'acuité au cours des prochaines années.
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