jeudi 14 juillet 2011

Easy come, uneasy go

Le hasard veut que Alithia suspend son blog, l'Observatoire de Wikipédia, au moment-même où j'ouvre le mien. Ce parallélisme est encore plus prononcé, si l'on songe que l'Observatoire a été fondé fin 2006, soit au moment-même où je rejoignais Wikipédia. Cette double coïncidence m'incite à dresser le bilan de l'une des principales voix critiques anti-wiki du web français.

L'Observatoire apparaît encore maintenant à la quinzième place du classement google.fr lorsque l'on saisit la requête « Wikipédia ». Par comparaison, le Wikigrill de Books, lancé avec autrement plus de moyen, fait parent pauvre en terme d'audience. Indépendamment de tout présupposé anti-anti-wikipédia, l'on ne peut que reconnaître à l'entreprise un certain succès et une certaine ampleur. On ne saurait disqualifier ce bon millier de billets étalé sur quatre ans et demi d'un revers de main. Analysons-les patiemment, en les saisissant à la racine…

Tout commence, donc, en novembre 2006. Son auteure, qui signe sous le pseudonyme d'Alithia, se présente comme une professeure de philosophie inquiète des dérives de l'encyclopédie en ligne et de ses méfaits supposés auprès de la jeunesse française. Plusieurs recoupements, non confirmés, laisseraient à entendre qu'il s'agirait d'un utilisateur « à problème », bloqué indéfiniment depuis la mi-2007.

Après quelques billets un peu faciles, sans doute destinés à se faire la main, Alithia se lance le 15 novembre dans la rédaction d'un épais manifeste, destiné à définir les objectifs et la politique éditoriale du blog.


L'argumentaire rappelle apparemment, sur un mode simpliste, les thèses de l'école de Francfort : dénonciation de la culture populaire marchandisée et défense, a contrario, de la culture élitiste. Cette dialectique du vulgaire et du savant qui fonctionne remarquablement bien chez Adorno, ne donne ici naissance qu'à un magma assez informe et irrésolu. Alithia draine des idées de part et d'autres sans parvenir à leur conférer une quelconque consistance. Sa profession de foi débute sur un mode vieux-réac-râleur :

Que donnons-nous à lire à nos enfants sur le net où est aujourd'hui omniprésente wikipedia, puisque toujours classée dans les 1° pages Google […] Est-il possible à ces conditions, de concevoir une encyclopédie à partir du modèle de la simple addition, et + particulièrement, de l'addition d'opinions disparates ? Cela a-t-il seulement un sens ? L'addition des ignorants sans aucune contrainte de rédaction, sans obligation de décliner ses qualités ni faire preuve de compétence, sans obligation de devoir respecter les critères de scientificité et de diffusion du savoir, serait-elle donc, -on se demande par quel effet de magie- susceptible de produire un ensemble relevant du savoir ?

C'est, très intentionnellement, que j'ai disposé le nos enfants en gras. On sent ici poindre de vieilles lunes sur la corruption de la jeunesse, sur l'anarchie de la science moderne et sur la démocratie comme règne des ignorants.


Pressentant que ce type de déplorations passéistes n'allaient pas lui attirer les foules, Alithia amorce le grand écart. De la dénonciation de l'anarchie, elle passe à la dénonciation de la dictature ultra-libérale.

Au sein de tout cela, un nouveau pouvoir dictatorial qui plane, sur la culture et la met en danger, celui des petits bureaucrates (sic : c'est ainsi qu'ils se nomment) bureaucrates de wikipedia ou autres patrouilles de surveillance visant à éliminer les désaccords pour produire du consensus ou lisser les sujets

Ce gloubi-boulga assez curieux attire peu l'attention de la communauté wikipédienne. Le bistro mentionne pour la première fois le nom d'Alithia le 9 décembre. Et encore, suite à la déposition d'un message anonyme qui peut très bien avoir été écrit par Alithia elle-même. L'Observatoire échoue d'office à incarner une fonction de contre-pouvoir : faute de s'appuyer sur une déontologie suffisamment rigoureuse (l'orthographe et la syntaxe des premiers billets d'Alithia est pour le moins surprenante, surtout venant d'une supposée professeure de philosophie), il ne parvient pas à peser sur les débats internes de l'encyclopédie. L'optique d'Alithia n'est pas tant critique que manichéenne. Elle n'opère pas une « sélection » (qui est le sens originaire de la Kritein grecques : discriminer, choisir), elle mène un combat systématique. Tout ce que fait Wikipédia est forcément mauvais. Ce qu'il y a de gauche en elle (la libre contribution de chacun) relève d'un anarchisme ultra-libéral. Ce qu'il y a de droite en elle (l'organisation administrative) relève de la dictature totalitaire. Laissée libre, la fonction de contre-pouvoir est assumée par… des wikipédiens — je ne peux que renvoyer ici à la chronique de mon collègue Pierrot, censeur on ne peut plus sérieux des mœurs et des dérives wikipédiennes.

Si elle ne convainc pas les wikipédiens, la logorrhée Alithienne séduit néanmoins un large public. L'éventail des positions défendues est large : cela court de la subversion du trotskysme alter-mondialiste à la frilosité conservatrice des néo-réacs. Je ne peux pas d'ailleurs m'empêcher de me demander si Alithia croit vraiment tout ce qu'elle raconte, si ses postures ne relèvent pas d'un certain opportunisme. L'un de mes professeurs, le chercheur en communication Yves Jeanneret, remarquait que les plupart des discours publics se résument à quelques énoncés extrêmement « triviaux », qui, de par leur simplicité-même, circulent avec une grande aisance au sein de la société :

Notre culture repose sur toute une histoire enfouie de formes construites d’expression et de communication destinées principalement, non à produire des savoirs neufs (ce qu’elles font aussi, inévitablement), mais à rendre partageables, transformables les savoirs existants les plus divers.

L'antienne sur la « décadence de la jeunesse » constitue l'archétype d'une trivialité. On peut la retrouver dans la bouche de n'importe quel politicien ou figure médiatique. Elle peut habiller n'importe quel discours idéologique, venir conforter n'importe quel préjugé. Alithia joue de cette ambiguïté. Elle n'hésite pas à promouvoir des « critiques de droite » de wikipédia lorsque l'occasion se présente. Les commentaires du blog témoignent de l'habilité de cette politique d'incertitudes : les 107 commentaires du manifeste inaugural présentent autant de positions que d'auteur. Résultat des courses, le blog d'Alithia bénéficie d'une audience apparemment large, bien que jamais précisée. Un blog anti-Alithia estime assez favorablement son importance :

Je pense qu'elle a beaucoup de lecteurs, car mon blog sans intérêt et non mis à jour attire pas moins de 30 visiteurs uniques / Jour.

Il convient de faire également remarquer que l'Observatoire a longtemps figuré dans les dix premiers résultats de la requête Wikipédia, avant d'être délogé par des projets frères de wikipédia, tels que le Wiktionnaire. Tous ces recoupements permettent d'évaluer son audience de quelques dizaines à quelques centaines de milliers de visiteurs mensuels.

A cette trivialité initiale, s'ajoute une personnalisation progressive des critiques. Plutôt que d'analyser le système wiki dans son ensemble, Alithia en vient à se trouver quelques boucs émissaires, des utilisateurs bien en vus qui sont censés personnifier les tares de l'encyclopédie en ligne. Elle rédige ainsi de supposés « rencontres » avec Pabix ou David Monniaux, alors même que ceux-ci n'ont jamais voulu la rencontrer. Ou s'efforce de discréditer Anthere en alignant quelques saillies prétendument ironiques… Tout est fait pour simplifier le regard analytique, faciliter la compréhension du lecteur de base, jusqu'à ne plus ressasser que quelques leitmotivs simplistes. Comme le souligne Ruth Amossy,

Quand ils apparaissent dans le discours, c’est au destinataire de les reconstruire en les rapportant aux modèles culturels dont il est imprégné. Les stéréotypes sont en effet des « pictures in our head » (Lippmann), des images toutes faites qui circulent dans une société donnée et médiatisent notre rapport au réel.

Prenant conscience la force de frappe de son blog, Alithia tend à l'instrumentaliser. Avec le temps, Wikipédia devient un simple argument marketing, un moyen de « vendre » des considérations diverses et variées sur l'actualité politique française et internationale. Pour le plaisir du geste, je me suis livré au petit calcul suivant : sur les 50 derniers billets du blogs, 7 parlent spécifiquement de wikipédia, 8 parlent de wikipédia en lien avec l'actualité et… 35 n'en parlent pas ou presque pas. Pourtant, la matière ne manque pas. La Wikipédia francophone a été marquée par de vifs débats au cours de ce premier semestre. Rien de tout cela ne filtre sur l'Observatoire, qui se désintéresse apparemment du fonctionnement interne de l'encyclopédie. Seul l'intéresse les effets de surface : ce qui est effectivement marqué dans tel article, les positions idéologiques que défendraient effectivement tel ou tel contributeur. L'observatoire vire au réceptacle de billets d'humeurs, inconséquents, ni nuisibles ni favorables à l'encyclopédie.


Aussi l'Observatoire se finit comme il a commencé, sur un mode trivial et badin. La conclusion suivante aurait pu être énoncée dès novembre 2006 :

Celle-ci ne peut être qualifiée d'encyclopédie du savoir contemporain, ce qu'est en principe une encyclopédie. Elle n'est que le reflet de la société avec ses tares et ses défauts, ses illusions, ses croyances. Elle est marquée par une forte tendance populiste du fait de son parti-pris anti intellectuel qui permet à ses participants de se rehausser eux-mêmes, ainsi que par une incapacité de discrimination au nom de l'a priori erroné que toutes les opinions se valent et ont toutes leur place dans wikipedia, -ce qui de fait, revient à donner une prime à ce qui n'a pas sa place dans une encyclopédie : extrémismes politiques, fondamentalismes religieux, parti-pris et théories irrationnelles et toutes les formes du n'importe quoi qu'elle accueille.

En quatre ans et demi, Alithia n'a pas bougé. Elle n'a fait que conforter ce qu'elle savait par avance. Elle n'a absolument pas suivi les évolutions considérables qu'a amorcées, pour le meilleur et pour le pire, Wikipédia sur la même période. Tel quel, son Observatoire laisse poindre un certain sentiment de frustration voire de gâchis.

9 commentaires:

Arkanosis a dit…

« le blog d'Alithia bénéficie d'une audience à faire se pâmer les concepteurs de sites (environ 1 500 000 visiteurs par mois) »

N'aurais-tu pas mal interprété le chiffre de 1 530 941 visites par *jour* (mais qui est plus probablement celui d'over-blog que du blog en question) ?

P. Lechien a dit…

Oui, parce que si elle vaut 17 millions d'euros je peux te dire que mon blog à moi va faire un sacré virage idéologique!

Alexander Doria a dit…

Aïe, aïe, aïe… L'amateurisme numérique d'Alithia m'a tuer… Blague à part, j'aurais bien aimé avoir les chiffres d'audience de l'Observatoire. Vu qu'il a longtemps figuré dans les 10 premiers résultats de la requête Wikipédia, ça ne doit pas être si mauvais. Popo, tu peux quand même considérer ton virage…

Alexander Doria a dit…

C'est corrigé. Visiblement, le billet sur les 1 500 000 visites est une « blague » de sa part. Serait-ce de l'humour corrézien ?

Lillian a dit…

Bonjour,
Je suis étudiante en communication et je réalise un mémoire sur Wikipédia.
Je suis très intéressée par vos réflexions, et souhaite rassembler différents points de vue de Wikipédiens.
Serait-il possible que je vous contacte ?
(Je vous suis également sur Twitter).

Merci d'avance pour votre réponse

Le cinéphile déviant a dit…

Pour les visites de l'Observatoire, le nombre de 1 500 000 est bien évidemment faux (entre temps, Alexander a corrigé, bravo).

Pour l'anecdote, il ne s'agit ni d'une blague, ni d'un mensonge, mais d'une erreur provoquée par une confusion entre les chiffres de la plateforme over-blog dans son ensemble et les chiffres de son blog.

Lillian a dit…

Hello,
Désolée je te spamme de commentaires mais je ne peux pas te répondre sur Twitter si tu ne me suis pas :p
Je t'ai répondu par tweet interposé mais je ne sais pas si tu l'as vu.
Merci beaucoup !

Alexander Doria a dit…

Pas de problème. Désolé pour le raté (je débute sur Twitter). Je te suis désormais…

Moez a dit…

Bon billet, merci à Popo pour le signalement. Pour l'avoir fréquentée de près, Alithia/la glaneuse se résume selon moi en un seul mot : obtue, façon The Shawshank Redemption.