jeudi 18 août 2011

La Science-fiction ou le salut par les mots

Ce billet a premièrement paru sur mon autre blog, exfictions. Vu qu'il intéresse un peu la communauté wikipédienne, je le reproduis ici avec un petit temps d'écart.

Publié depuis un peu moins de deux semaines, mon wiki-roman-feuilleton a failli faire son entrée dans le wiktionnaire. Mardi soir, ArseniureDeGallium me contactait en ces termes sur Wikipédia :

Bonjour. La lecture de ton blog m'a amené à compléter la page conversant sur le Wiktionnaire. Il semble que tu utilises ce mot pour désigner une machine (je n'ai pas tout lu, désolé). Est-ce toi qui a inventé ce sens, ou cela a-t-il été utilisé par d'autres (traducteurs) en SF ? Parce que si oui, il faut l'ajouter à l'article. Je n'ai aucune réticence à citer ton blog pour justifier le sens d'un mot, mais nos critères d'acceptation se résument en « n'est pas utilisé seulement par son créateur », alors... PS : d'ailleurs la citation est déjà prête et formatée sur wikt:Discussion:conversant.

Ce message est aussi flatteur qu'inattendu. Les voies de la réception littéraire sont impénétrables. Jamais je n'aurais pensé que mon petit feuilleton n'aurait une incidence sur le wiktionnaire (et donc par ricochet sur la langue française parlée).

Jusqu'au 16 août, la page conversant ne comprenait que deux acceptions : 1° le participe présent de converser / 2° l'adjectif anglais généralement traduit par expérimenté. Le passage d'ArseniureDeGallium entraîne deux adjonctions, l'une actuelle, l'autre potentielle. Il dépose tout d'abord sur la page un emploi sociologico-linguistique du terme : personne qui mène la conversation. Il s'agit assez probablement d'un héritage de la linguistique structurale qui, avide de néologisme et de vocabulaires techniques, nous a déjà légué quantité de joyeusetés : allocuteur, allocutaire, actantiel etc.

Parallèlement, il indique en page de discussion un autre sens possible qui est le mien. Le conversant qui apparaît dès le premier épisode de mon feuilleton est un néologisme. J'en ai donné une de définition assez lâche dans mon [http://wikitrekk.blogspot.com/p/resume-du-wiki-roman-feuilleton.html résumé] : « sorte de robot doué de parole (et d'un certain sens de la répartie ». Plus spécifiquement, le conversant se distinguerait des robots traditionnels en ce qu'il n'agit pas mais ne fait que parler. En identifiant l'intonation de son interlocuteur, il définit statistiquement la réponse adaptée à son discours.

A l'appui de cet autre sens possible, on trouve un extrait du 2d épisode du wiki-roman-feuilleton :


La citation reste en attente de validation, mais elle est présentée avec tous les attributs de la scientificité : auteur-titre-date. Lorsqu'il m'arrive de rédiger des travaux académiques autour de productions numériques je ne procède pas autrement. Cet appareillage lexicologique m'incite à regarder mon texte tout autrement. Je n'y lis plus seulement ce que j'avais écrit — à savoir un simple chaînon narratif et descriptif. Je découvre une « citation », un morceau de texte détaché de son contexte et venu appuyer tout autre chose qu'une histoire : une acception lexicale, l'indice d'une réalité sémantique. En quelque sorte, mon écrit m'échappe. Il vient servir des objectifs que je n'avais absolument pas prévu. Il se dictionnarise et me revient complètement changé.

Cette dictionnarisation est, pour n'importe quel écrivain, un honneur recherché : c'est la marque d'une intronisation, d'une pénétration dans le langage de tous les jours. Né sur une feuille de papier ou un écran numérique, le néologisme devient parlé. Certains auteurs, comme Soljenitsyne, se font même une spécialité d'accumuler les néologisme.

L'écrivain tout court se satisfait de cette modeste participation à l'enrichissement de sa langue. L'écrivain de science fiction en tire lui une jouissance presque démesurée. En témoigne, cette très narcissique considération d'Isaac Asimov :

En utilisant le terme « robotique » pour décrire l'étude des robots, j'avait créé sans le savoir un nouveau terme […] Le mot est maintenant dans le langage courant. Des journaux et des livres s'en servent dans leurs titres, et l'on se souvient que j'en suis l'inventeur. Et n'allez pas croire que je n'en tire pas une fierté légitime : les gens qui ont créé un vocabulaire scientifique usité ne sont pas légion, et bien qu'ayant agi inconsciemment, je n'ai aucune intention de laisser sombrer dans l'oubli cette anecdote [Préface in Le grand Livre des robots, I, Omnibus, p. 12]

On pourrait se demander d'où vient cette fierté légitime. Une entrée dans le dictionnaire c'est bien, mais il y a tout de même des choses plus importantes dans la vie, qu'elle soit littéraire ou non. J'expliciterais volontiers cette fixation en des termes sociaux-psychologiques.

Comme tout vulgarisateur, l'écrivain de science-fiction intériorise généralement un complexe d'infériorité par rapport à la communauté scientifique. Il ne fait pas partie de ceux qui agissent. Il est confiné à la périphérie, dans le no man's land qui sépare l'initié du non-initié. Il n'a que ses mots à disposition. Son seul capital est lexical. Il ne va pas se priver d'en user.

Dans le cas d'Asimov, cette revanche par le dictionnaire est patente. Scientifique médiocre, il peine à mener ses études de chimie à son terme. Au cours de l'année 1942 — celle-là même où il invente le terme « robotique » — il use ses chaussures dans les couloirs d'université pour pouvoir entreprendre un PhD. Achevée en 1948, sa thèse sur la « cinématique de la réaction d'inactivation de la tyrosinase pendant sa catalyse de l'oxydation aérobique du catéchol » manque de peu d'être invalidée pendant la soutenance. Peu de temps avant, il en avait conçu une parodie bouffonne, « Les propriétés endochroniques de la thiotimoline resublimée », qui est malencontreusement publiée sous sa vrai nom. Par chance, le jury avait de l'humour. Asimov devint docteur malgré tout… Il commence à enseigner à l'Université de Boston l'année suivante. En dépit de son intérêt pour la pédagogie scientifique, il ne se passionne pas vraiment pour son travail. Dès lors qu'il a la possibilité de vivre de sa plume, il quitte le monde universitaire sans regret. L'année de son départ, il pousse même le vice jusqu'à rédiger un polar qui, se passant dans un college feutré, s'ouvre sur le meurtre d'un étudiant. Toute ressemblance avec les intentions réelles de l'auteur n'étant que pure coïncidence…

Pour autant, cette motivation psychologique (une vengeance à la Monte Cristo) paraît un peu simpliste. Tous les écrivains de SF ne sont pas des scientifiques ratés, en quête d'une légitimité seconde. Il convient également de considérer un motif beaucoup plus rationnel : la crédibilité d'un texte de science-fiction réside dans sa capacité à inventer un futur vraisemblable et familier.

La postérité de l'œuvre en dépend. La pièce de théâtre de Karel Čapek a gagné un passe-port pour l'éternité en inventant le terme de robot, alors qu'elle n'aborde que superficiellement les conséquences de l'irruption d'un être artificiel dans la société humaine (on se cantonne à une métaphore de la lutte des classes). Paradoxalement, l'Ève future de Villiers-de-l'Isle-Adam écrite 40 ans plus tôt, traite avec bien plus de profondeur la question robotique et ses implications éthiques. Mais bon, la créature qu'Edison offrait au French Lover inconsolé n'avait pas vraiment de nom… Juste un prénom : Ève.

Juste histoire de conclure, je me dois d'ajouter que mon conversant restera la page de discussion de l'article du Wiktionnaire jusqu'à nouvel ordre. Les critères d'admissibilité du wiktionnaire implique qu'un néologisme ne puisse être accepté que s'il n'est pas uniquement utilisé par son créateur. Ce qui n'est actuellement pas le cas. Mais bon, rien ne m'empêche de penser qu'un écrivain de SF voire un scientifique [et voilà que je reproduis le complexe d'infériorité] aille le picorer dans mon feuilleton.

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