Petite indication préalable : la vidéo a été conçue spécialement pour ce billet, afin de servir d'illustration autonome et extra-textuelle à la curieuse expérimentation littéraire que je suis en train de mener.
Ramaad ne dormait toujours pas. Il pensait, mettait au point des constructions mentales plus ou moins élaborées, et estimait intuitivement que cette activité anxiogène allait l’assoupir. Rien n’y faisait. Il était pas loin de quatre heures. La circulation était au point mort. On entendait vaguement le passage de quelques vélos, les rondes des milices, les éclats impromptus de quelques feuilles-écrans abandonnées, qui persistaient malgré tout à fonctionner. L’une d’entre elles, posée sur un banc, débitait en pointillé les nouvelles de la nuit : « heurts entre… l’organisation a décidé… chiffre de la croissance… le responsable de France SA… ».
Ramaad se leva. En allumant sa lampe de chevet, il dissipa les rumeurs de la ville. Il n’entendait plus que lui : ses bâillements, son pas traînant, sa digestion… Il avait faim. La cuisine n’était peuplée que de quelques badauds hagards. A cette heure avancée, le zào ne diffusait que les images des somnambules, des marginaux ou… des stressés. Bien qu’il se reconnaisse un peu dans cette population clairsemée, Ramaad ne tenait pas particulièrement à la fréquenter. Il débrancha le zào. Il prit une capsule de thé rwandais et un pain éternel. Ainsi armé, il se réinstalla dans la chambre et activa une immense feuille-écran, qui couvrait une bonne partie de la surface d’un mur.
Il ne souhaitait pas s’informer, mais se distraire. En quelques gestes, il afficha la sélection de Remixes que lui avait préparé la machine. Son œil fut arrêté par une production de Jame Entangled. Celui-ci n’était qu’un monteur amateur (voire très amateur) mais, souvent en quête de naïveté et de simplicité, Ramaad aimait bien ses productions. Il sélectionna l’objet et se vit se dérouler une curieuse réécriture de Casablanca (un film vieux d’un siècle) sous forme de film muet :
Ramaad n’était pas vraiment satisfait par cette remise en scène. C’était beaucoup trop court (pas plus de quatre minutes). Assez bien insérée, la nouvelle intrigue ne menait nulle part. Jame Entangled avait fait beaucoup mieux — il gardait un souvenir ému d’une comédiette française du siècle dernier transformée en film épique lourdingue sur le modèle de Avatar ou de Création interrompue. Un peu frustrant, ce programme lui avait néanmoins clarifié les idées. Sa réflexion avait longtemps erré sans attaches. Remise en forme par la remise en scène elle se soumettait à une discipline rationnelle qui permettrait peut-être d’avancer.
Ramaad attrapa cinq feuilles-écrans de la taille d’un post-it. Il les manipula et l’on vit bientôt apparaître cinq figures distinctes. Il avait l’impression de tenir en main un jeu de poker. Il devait se défausser de quatre cartes et n’en garder qu’une seule. Dans cette optique, il fallait tenir compte de la valeur individuelle de chaque carte, mais aussi spéculer sur le jeu des autres protagonistes de cette partie : le manipulateur, les entreprises ou États qui le financent, les institutions plus ou moins occultes qui le soutiennent, voire la Fondation elle-même…
Dans l’immédiat, il se contenta de décrypter sa main. Trois des cinq figures faisaient parties de son service — il s’agissait des trois collègues dont nous avons déjà parlé. Les deux restantes avaient pu avoir accès à ses terminaux informatiques : le patrouilleur Théo Victor et l’administratrice Xénia Korruptsiya. Il pouvait dors et déjà les défausser. Si Ms Liǎojiě disait vrai, la fraude était beaucoup trop conséquente pour que des personnes présentes par intermittentes puisse la mettre au point. En tout et pour tout, Théo Victor était intervenu que cinq fois au cours du dernier mois. Ms Korruptsiya venait plus souvent, mais généralement pour des missions de maintenance ou pour s’assurer de la cohésion du groupe.
Il se trouvait donc face à ses trois collègues : Anya Tamah, Elikia Buntu et Enzo Cretsmar. Ses suspicions pouvaient peut-être peser en priorité sur les deux premiers. Ils étaient d’origine étrangère et un restant de patriotisme pourrait les inciter à travailler pour leur pays natal. En même temps, ce statut était monnaie courante au sein de la Fondation, qui employait fréquemment des polyglottes et des binationaux. C’était le cas de Ms Liǎojiě et, dans une certaine mesure, de Ramaad lui-même. En outre, l’on savait peu de chose sur la vie d’Enzo Crestmar — son article sur l’encyclopédie seconde s’en tenait à des formalités d’usage. Il allait devoir se renseigner. Si possible en consultant les suspects à leur insu.
2 commentaires:
Mais où vas-tu chercher des noms pareils :-) ?
Je m'appuie principalement sur les traductions automatiques. Ramaad vient de l'arabe pour « cendre », Tamah de l'azéri pour « intérêt » et Korruptsiya du russe pour « corruption ». Comme la Fondation est censée employer beaucoup d'étrangers, je dispose d'une réserve inépuisable…
Puis, par souci de vraisemblance, j'ai récupéré les prénoms populaires en ce moment (Léa, Enzo, Théo) — ils seront logiquement portés par les trentenaires de l'an 2041.
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