Il avait marché toute la mâtinée. Parti de son deux pièces pour boire un café, il avait finalement erré de quartiers en quartiers. Il espérait sans doute que l’incertitude de l’errance restaurerait, par compensation, la certitude de l’esprit. Ne résistant pas à l’appel des ruelles dérobées, il s’enfonçait progressivement dans une zone secondaire assez glauque. Ancienne partie de Paris, elle s’en était détachée depuis la publication du décret municipal du 11 novembre 2035. Sa désignation officielle était le lieu-dit de Monceau mais les parisiens se contentaient généralement du seul nom de Lieu-dit. Elle couvrait le nord du VIIIe arrondissement et une bonne partie du XVIIIe. La densité était faible (guère plus élevée que celle d’un bourg provincial). Les immeubles, inoccupées, étaient progressivement abattus pour laisser place à des espaces verts. En attendant une hypothétique reconversion écologique, le Lieu-dit se repeuplait sur le modèle d’Harlem : y affluaient ceux dont on ne voulait pas ou plus.
Il ne devrait pas, mais Ramaad aimait plutôt ce coin-là. En particulier un large terrain vague où, abandonnée à ses libres penchants, la nature dessinaient des paysages surprenants. Il évoluait au sein d’une faune un peu hébétée d’immigrés récents, de marginaux et de chômeurs en fin de droit. Il gardait ses distances et prit place sur son banc habituel. Le panorama désolé qui s’offrait à ses yeux était propice à l’éveil de ses pensées :
Il resta près d’un quart d’heure en proie à une certaine mélancolie. Enfin, il se sentit rasséréné. Il inspira, tourna la tête à-droite-à-gauche, agrippa sa ceinture et la secoua légèrement. Un tilt positif. Le système était en marche. Ramaad soulevait maintenant ses lèvres à rythmes réguliers. Aucun son ne sortait. Il avait pourtant l’air de se comprendre. Les quelques promeneurs qui passaient à proximité s’étonnaient de ce comportement déviant : un sourd monologuant ? un idiot en pleine conversation avec lui-même ? On le fixait, interrogatif. Puis, faute d’y trouver une explication rationnelle, on s’éloignait.
Le point-de-vue de Ramaad était tout autre. En activant le petit appareil de Guido Colón, il avait provoqué l’émanation d’un champ de silence. Son corps se trouvait cerné par une muraille invisible. Quelque chose de comparable au champ électromagnétique de la Terre, à ceci près ce champ ne filtrait pas les vents solaires mais les sons humains. Les fréquences entrantes et sortantes étaient diminuées d’une centaine de décibels. L’explosion d’une bombe JK aurait fait l’effet de la chute d’une feuille morte. Tout le reste demeurait inaudible.
Quiconque pénétrait le champ de silence pouvait parfaitement percevoir les sons attachés aux mouvements articulatoires de Ramaad. La protection n’était pas infaillible mais bénéficiait de la perpétuation de certains habitus sociaux-culturels : dans la plupart des pays occidentaux les relations corps-à-corps demeuraient distantes. Un vide doit s’imposer pour permettre à chaque individu de préserver son intimité et son individualité. Dans les années 60 du siècle dernier, un sociologue américain avait qualifié cette modulation spatiale des rapports humains de proxémie. Cette proxémie constituait la garantie la plus efficace de l’inviolabilité du champ de silence.
L’appareil de Colón ne retenait pas seulement les sons. Il les transmettait également sur une fréquence cryptée. Ramaad pouvait ainsi converser librement. D’autant que les milices et les vigiles ne s’aventuraient pas au cœur du Lieu-dit. Ils en surveillaient la périphérie, les entrées et les sorties. Tout ce qui pouvait se passer à l’intérieur ne les intéressaient pas.
— Salut Ramaad. Ton dimanche matin se passe bien.
— Correctement. Sans plus. Probablement studieux en fait. Ce serait compliqué de mener l’enquête pendant les heures de bureau. Tu as trouvé les adresses ?
— Pas tout-à-fait. La Fondation est soucieuse de protéger la vie privée de ses employés. Elle est encore très loin d’appliquer intégralement les préceptes du détachement relationnel. Ce qui n’arrange rien.
— Mais c’est un cas de force majeur. On ne pourra rien pour eux s’ils s’amusent avec des conneries de ce genre. Comme dit le proverbe : « Aide-toi pour être aidé ».
— Ils en sont bien conscient. Mais ils tiennent à respecter les procédures. Faut d’abord que j’envoie un formulaire en bonne et due forme à un checkuser, qu’il examine le cas en comité… Ça prendra bien un mois.
— On n’a pas le temps. Ms Liǎojiě me l’a bien dit : les opérations commencent dans quelques jours.
— Je le sais. C’est bien la raison pour laquelle je me suis permis de me renseigner de mon côté. Comme beaucoup des membres de la Fondation, deux de tes trois collègues contribuent à titre bénévole sur Wikipédia. En bidouillant un peu le système j’ai pu récupérer leurs codes IPX — et donc, indirectement leur localisation.
— Alors.
— Enzo Cretsmar campe au 14 rue de Charonne. Anya au 46 avenue d’Italie mais j’ai un doute là-dessus. L’adresse est aussi celle d’un café. Il n’est pas exclu qu’elle ne contribue pas de chez elle.
— Et pour Elikia ?
— Rien-Nada-Zilch. Il fait un job de fonctionnaire. Tu ne le savais ptêt pas, mais il effectué toute sa carrière dans de nombreuses ONG ouest-africaines. Pour le retrouver, il faudra revenir aux bonnes vieilles méthodes.
— Lesquelles ?
— La filature… Demain soir, si tu peux, en sortant du bureau, tu le suis. Si possible, fais-lui croire que tu as un rendez-vous dans le même quartier que lui. Dès qu’il sors du métro, tu fais mine de le quitter, tu attends qu’il se situe à bonne distance, puis tu ne le lâches plus. Dès que tu parviens à identifier son logement, tu me fais signe. Je te rejoins.
— OK. OK.
Un second tilt retentit. La conversation était terminée. Le champ de silence s’estompa. Ramaad reprit conscience du bruit de la ville — toutes ces routines sonores qui passaient inaperçues en temps normal… Il trembla convulsivement face l’intrusion soudaine du quotidien.
Dans l’ensemble, l’échange était plutôt rassurant. Colón prenait les choses en main. Il allait sans doute usurper une bonne part de son mérite. En même temps, il s’investissait franchement, sans réticence ni hypocrisie. Il ferait tout pour que la mission aboutisse. Mieux valait partager le succès ou l’échec, que de faire face, seul, à leurs conséquences pas toujours plaisantes. La mission ne l’inquiétait pas plus que ça. Ce qu’il redoutait, c’était l’après-mission. Ce moment que les romans d’espionnage masquent derrière un The End triomphal, mais qui constituait souvent le véritable The End des espions de chair.
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